I gotta take care of mine
Le film pourrait s'appeler "Le Monde de Hushpuppy", tant la petite fille en est le centre, le cœur, la raison d'être. D'ailleurs, tout est montré à hauteur de fillette : cadrages, voix off, montage, nous plongeons dans le monde de Hushpuppy, dans ses pensées, sa compréhension de l'univers, les images qui se bousculent dans sa tête, etc. Quand le bruit du tonnerre se rapproche, on voit à l'écran un iceberg qui s'effondre dans l'eau, car la maîtresse en avait parlé dans la matinée.
Le regard de la gamine mêle lucidité, clairvoyance et vision magique. Elle a des réflexions que ne devrait pas avoir un enfant de son âge (sur la possibilité de manger des animaux quand il n'y aura plus de nourriture). Mais son imagination infantile permet de ré-enchanter le monde, et surtout de pallier l'absence de sa mère.
Huspuppy vit donc seule avec son père depuis que maman est partie à la nage. Ils vivent dans une cabane au milieu des marécages, de l'autre côté de la digue. Nous sommes en Louisiane, dans un "village" appelé La Baignoire. Une Louisiane marquée par Katrina : la présence de la digue, qui est plus une menace qu'une protection, est un exemple du traumatisme vécu dans la région.
La digue qui sépare deux mondes. Wink, le père de Hushpuppy, lui explique : il y a deux mondes, les hommes de l'eau et les hommes de la terre sèche. Deux humanités différentes. Deux façons de vivre qui paraissent incompatibles, tant les "hommes du sec" veulent assimiler les autres, les empêcher de vivre comme ils l'entendent.
L'eau a une importance capitale dans le film. Elle est à l'image de toute la nature, à la fois menace et protection. L'eau est familière, parce qu'on y vit tout le temps. Elle est nourricière, car elle fournit les crustacés et les poissons. Mais elle est aussi une menace constante, par les inondations qui emportent corps et maisons, mais aussi parce qu'elle permet l'approche des alligators.
Les Bêtes du Sud sauvage, c'est un film sur la précarité. Tous les personnages vivent sur des équilibres instables qui menacent constamment de s'écrouler.
Précarité sociale pour commencer. Hushpuppy, son père et nombre d'autres personnages survivent dans des cabanes, dans des terrains vagues boueux et malsains. Ils n'ont accès ni à l'eau courante, ni à l'électricité, ni à une nourriture saine, ni aux soins, etc.
Précarité de la santé aussi : la maladie du père installe très vite de le thème de la vie et de la mort, thème encore renforcé par la présence de cadavres d'animaux qui longent les rives inondées.
Précarité climatique : très présent dans la première moitié du film, le thème de l'équilibre naturel en train de basculer est essentiel. Hushpuppy vit au milieu des animaux. Le lien avec la nature est paradoxal, mais c'est le lien de tous les hommes : se servir de la nature pour survivre, tout en se souvenant que, en un rien de temps, la nature peut nous balayer comme elle veut. Dans ces bayous de Louisiane, jamais l'homme ne se croit supérieur aux animaux. Au contraire : le plus grand compliment que fait le père à sa fille, c'est de la traiter d'animal (et c'est vraiment un compliment dans sa bouche).
Finalement, c'est tout l'univers de Hushpuppy qui vit dans la précarité. Avec talent, le cinéaste parvient à nous faire ressentir la fragilité de tout ce monde, les menaces qui tournent autour (représentées par les aurochs). La fin d'un monde (avec le père) et l'adaptation au monde nouveau avec une humanité nouvelle (avec Hushpuppy).
En à peine plus de 1h30, le film nous montre une palette impressionnante d'émotions et de réflexions. Le cinéaste suit au plus près la petite fille, dans ses relations complexes avec son père, dans sa vision du monde, dans sa quête de la mère, etc.
Le rythme alterne passages quasi frénétiques et scènes plus contemplatives et calmes (nécessaires, car sans elles le film serait insupportable).
Bien des fois, j'ai pensé à du Steinbeck (version Louisiane, et non plus Californie) : pauvreté, prédestination et violence sociales, quêtes de la mère comme dans East of Eden, etc. Une humanité d'exclus, fatigués mais vivants et bien décidés à s'accrocher, survivre et s 'adapter face à des aurochs représentants toutes les violences qui s'opposent à eux.
Un premier film formidable, extrêmement émouvant, avec quelques doses d'humour (mais peu) et pas mal de violence. De nombreux prix amplement mérités (dont la Caméra d'Or à Cannes en 2012), et peut-être encore d'autres dans l'avenir. Et des interprètes qui incarnent véritablement leurs personnages, au point que, plusieurs fois, le film se rapproche du documentaire.
Sur les rapports fragiles entre l'homme et la nature, certains cinéaste feraient bien de s'inspirer de l'énergie et de la beauté de ce film (n'est-ce pas, monsieur Malick...)