Une des difficultés d’appréhender le cinéma muet vient souvent du fait que l'on se retrouve devant une œuvre emblématique de son époque mais dont les qualités seraient amoindries avec les années et les modes. On est alors dépaysé, cherchant ce qui a bien pu fasciner les critiques et le public. Ce sentiment est encore plus marquant lorsqu'on aborde un pays dont très peu de films muets ont survécu et demeurent difficiles d’accès. C’est le cas du Japon dont la quasi-totalité des œuvres d’avant les années 1930 ont disparu (tremblements de terre, incendies, guerre...) alors qu'elles étaient particulièrement fertiles. La comparaison avec le reste de la production de cette période, nécessaire pour juger de sa valeur, n'en est que plus délicate.


Cependant Les Carnets de voyage de Chuji s’impose comme une référence instantanée dont la force dépasse par ailleurs largement ses frontières.
Et c'est peu dire que d'affirmer que Chuji revient de loin. Tourné en 1927 sous la forme d'une immense trilogie, il n’a été redécouvert qu’en 1991 sous une forme très fragmentaire de 117 minutes. C’est la dernière partie qui a été la mieux préservée, seules quelques scènes ayant survécu des deux premières.
L’intrigue est tellement morcelée qu’il est impossible de comprendre l’histoire : quelle est la maladie qui frappe Chuji ? Pourquoi est-il poursuivi par les autorités ? Pourquoi l’a-t-on trahi ? Dans quelle condition doit-il se séparer de l’enfant ?
Beaucoup de questions sans réponse qui n’aident pas à comprendre le scénario et s’attacher aux personnages. On devine tout de même que le héros est une sorte de Robin Des Bois nippon aux valeurs humaines essentielles. Malgré donc cet état parcellaire, on sent que le traitement de Chuji est hors norme et devait se différencier de la plupart des Jidai-geki de ces années-là. On est face aux prémisses des yakuzas romantiques qui fleuriront dans les années 60, avec un héros torturé entre son honneur et son intégrité, sa loyauté et ses devoirs. Les Carnets de voyage de Chuji est traversé d'une dimension tragique et pessimiste très surprenante qui ne manque pas d’intensité. C’est flagrant avec Denjiro Okocho dans le rôle titre qui en fait sans doute un peu trop dans son (sur)jeu mélodramatique lors du final. Une interprétation exubérante qui correspond cependant aux critères de l'époque, marquée par l'influence du théâtre. Okocho fut à ce titre l'un des comédiens les plus populaires des années 1920-1930. Il faut tout de même reconnaître que son style s’accommode bien de la progression émotionnelle de l’histoire. Précisons encore que jusqu'à ce dénouement, la direction d’acteurs est étonnamment sobre. Un point qui contribue à l'intemporalité du film.
Mais la plus grande preuve du talent de Daisuke Ito réside avant tout dans sa mise en scène d’une modernité impressionnante qui fait comprendre pourquoi le cinéaste était considéré comme l’un des maîtres du muet. D'autres films des années 1920 étaient brillants et aboutis (comme Orochi de Buntaro Futagawa qui ne manque pas de virtuosité ni de nihilisme) mais peu semblaient proposer une approche si globale de la réalisation.
Cet ancien scénariste, jeune réalisateur depuis 3 ans, tourne déjà le dos à toutes conventions, à toute facilité et tout académisme. Son découpage est à ce titre d’une inventivité de tous les instants. Les plans s’enchaînent sans jamais se ressembler ni reproduire le même cadrage. La notion de champ-contre champ n’existe quasiment plus et on se dit que Ito anticipait l’un des principes de la nouvelle vague (quel que soit son pays) avec trois décennies d’avance. De plus, le montage est dans l'ensemble rapide sans que cela nuise à l’émotion. Bien sûr, les fragments de la trilogie ayant survécu ne permettent pas de l’affirmer avec certitude mais les séquences entières ayant survécu nous laissent entrevoir une réalisation admirable avec une mise en scène constamment renouvelée qui, bien que statique, n'a rien de posé. Tous les passages se déroulant dans l’entrepôt à ciel ouvert d'immenses fûts de saké sont d’une virtuosité époustouflante avec un sens de l’espace qui fait ressortir brillamment la solitude des personnages avec des variations subtiles sur la profondeur de champ, les recadrages, les changements d’axes ainsi que sur les formes et les perspectives.


Daisuke Ito semble avoir construit sa mise en scène sur des motifs géométriques récurrents : le cercle (les tonneaux, la ronde des enfants, le puits...) et diagonales (les poutres dans la cachette, les paysages de montagnes, les sentiers en forêt). Des symboles qui renvoient à chaque fois à la tension et l'isolement.
On aurait envie de dire que ces formes sculptent aussi le scénario avec de nombreux va-et-vient, tant dans les lieux que dans les personnages croisés.
Loin d'apporter un équilibre dans l’évolution physique et psychologique de Chuji, l’univers dans lequel évolue le héros est un monde où l’harmonie et l’équilibre n’existent plus. Ce sentiment explose évidement dans les combats, nerveux et chaotiques. Les nombreux sabreurs y créent une mêlée intense débarrassée cette fois de toute scénographie théâtrale.
Daisuke Ito conçoit une mise en scène purement cinématographique qui exploite toutes les possibilités du média pour poser les bases d’un art moderne qui n’a toujours pas à rougir de ses 75 ans d’âge.  Et encore, cet avis ne se base donc que sur 1/3 de ce que constituait à l'origine ce trésor du muet.


(Avis précédemment publié sur 1kult)

anthonyplu
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le 20 oct. 2018

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