De la dénonciation de la guerre à la misanthropie, en passant par quelques mauvais choix amoureux

Les films de Terence Davies, bien que toujours de qualité, n'ont jamais rempli les salles ni grassement enrichi ses producteurs. Celui-ci est son ultime opus. Sa présentation mondiale a eu lieu en 2021 à Toronto ; et Davies, alors qu'il travaille à un nouveau projet, meurt en octobre 2023, à 77 ans.

Les Carnets de Siegfried est donc bien le tout dernier long métrage (2 heures) du réalisateur britannique. Il y a consacré six ans de sa vie. Le film fut très bien reçu par la critique internationale et lui-même pensait que c'était son meilleur film. Il en était pleinement content.

Il s'agit d'une sorte de biopic, sans aucun respect de l'ordre chronologique, consacré au poète et écrivain britannique Siegfried Sassoon (1886-1967).

L'évènement ô combien marquant de la vie de celui-ci est la Première Guerre Mondiale. Siegfried participe, comme sous-lieutenant d'infanterie, à la bataille de la Somme et y fait preuve d'une grande bravoure. Blessé, médaillé, il publie dans la presse en 1917 une lettre qui dénonce les horreurs de la guerre et l'inutilité de sa poursuite, frisant ainsi la cour martiale et la peine capitale. Au lieu de ça, jugé "neurasthénique" (car, étant de très bonne famille, il bénéficie, sans en avoir pleinement conscience, d'appuis hauts placés), il est envoyé dans un hôpital militaire à Edimbourg pour y soigner son stress post-traumatique. Là, il sympathise avec un autre authentique poète : Wilfred Owen (dont la renommée, finalement, dépassera la sienne) qui, bientôt réexpédié en France, y est tué lors d'une offensive franco-britannique, juste une semaine avant l'Armistice, à l'âge de 25 ans. Au grand dam de Siegfried.

Après la guerre, dans les années 20, Sassoon fait partie des "Bright Young Things", un groupe d'artistes et personnalités de la haute société londonienne. Tout en continuant de publier avec succès poésies pacifistes et ouvrages en prose d'essence autobiographique, il noue, dans ce groupe d'artistes mondains et privilégiés, une succession de liaisons masculines (à une époque où l'homosexualité reste illégale), presque toujours malheureuses et décevantes. Las d'en souffrir et se résignant à rentrer dans le rang, il épouse une jeune femme liée aux "Bright Young Things" et parfaitement au courant de ses goûts et aventures passées. De leur union, naît un fils qui fait sa joie.

Le temps passe. Travaillé, semble-t-il, par un souci de rédemption, Sassoon se convertit tardivement au catholicisme et sombre plus ou moins dans l'irascibilité et la misanthropie, plus hanté que jamais par la mort à la guerre de son jeune frère Hamo, par celle de son ami Wilfred Owen, celles de nombreux camarades de régiment, ainsi que par l'image inoubliable et torturante de ces dix millions de jeunes hommes immolés, dans des conditions souvent atroces, sur les autels de la Grande Guerre de 14-18.

Encore une fois, le biopic ne respecte pas l'ordre chronologique, on passe d'un Sassoon, séduisant jeune homme de trente ans à un vieil homme triste et austère de soixante-cinq, pour revenir ensuite au jeune homme de trente.

Le film alterne les couleurs les plus travaillées et les plus exquises avec le noir et blanc pâle et vieillot d'archives soigneusement sélectionnées de scènes de combat dans la boue et les barbelés qui remontent désormais à plus d'un siècle ; ou les décors les plus Old England avec des piles de cadavres en décomposition et une succession de gueules cassées.

Il oppose les amples musiques symphoniques post-romantiques à de vieilles chansons de type western à la fois rythmées, majestueuses et lugubres, comme par ex. "Ghost Riders in the Sky" https://www.youtube.com/watch?v=Ka90ERKLTJQ qui, dans le contexte, est glaçant.

Et quand, après-guerre, revient la joie de vivre, nous voilà transportés dans des soirées mondaines où chacun est tiré à quatre épingles et où telle vieille lady reçoit the cream of the cream des artistes du moment et où on découvre les amours particulières de la gentry.

À moins d'être très, très au fait de la vie artistique anglaise de cette époque, on a un peu de mal à suivre, car Terence Davies réunit sous nos yeux un ensemble de célébrités artistiques anglaises du temps et sauf exceptions, nous, Français moyens, ne les identifions pas, sauf, pour ma part, la poétesse Edith Sitwell, Robbie Ross (le dernier et seul ami fidèle d'Oscar Wilde), Bosie (Lord Alfred Douglas, qui est seulement évoqué) et T.E. Lawrence (d'Arabie).

Sincèrement, je ne pense pas que ce flou artistique soit très gênant ; le film est si riche que même si on perd quelques intentions du réalisateur, c'est de peu d'importance.

On met peut-être un peu de temps à entrer dans le film, parce qu'il est très travaillé, sophistiqué, caricaturalement English, mais au bout d'un quart d'heure, nos neurones se sont adaptés à l'esprit du film et on le savoure pleinement. La voix off y est assez présente, parce que les images d'archives (en noir et blanc) sont généralement commentées par des poèmes, soit de Sassoon, soit (au moins pour L'Invalide) de Wilfred Owen et je suppose qu'outre-Manche, ces poèmes sont aussi familiers aux British que nous le sont certains poèmes de Rimbaud ou de Guillaume Apollinaire.

Comment résumer l'homme et l'artiste Siegfried Sassoon ? L'affiche du film le fait en trois mots, il fut : combattant, pacifiste, poète.

Est-ce un film pour "Happy Few" ? Je ne le crois pas : même si on ne comprend pas tout, le plaisir des yeux et des oreilles peut être goûté de chacun.

Et puis, il y a un brillant casting. Je ne le détaille pas, pour ne pas être trop long, mais vous ne serez pas déçu.

Siegfried Sassoon ayant vécu 80 ans, il fallait faire des coupes. Terence Davies a choisi de mettre l'accent sur la Guerre 14-18 ; sur les années 20, quand Siegfried est encore dans la trentaine et jusqu'au mariage ; et puis on saute aux dernières années et c'est un autre acteur qui personnifie Siegfried âgé. Le réal. a ainsi bien le temps de traiter les périodes qui lui ont semblé les plus intéressantes.

Pourquoi le cacher ? Le final du film a une dominante triste, car la mémoire du poète évoque tous ces disparus, fauchés dans leur pleine jeunesse ou un peu plus tard ; quant à ceux qui sont passés entre les gouttes et ont atteint les 70 ans, leur sort n'est guère plus enviable, car sous les oripeaux de l'homme vieilli subsiste le jeune homme de 25-30 harcelé par le souvenir de ce qu'il fut et de ses chers disparus. Ainsi, le plan final — substituant (par fondu enchaîné) au Sassoon vieilli (Peter Capaldi) le Sassoon encore jeune (Jack Lowden), avide de vivre et d'aimer, tout en le cadrant de façon plus serrée — plan qui alors dure, dure, dure, est parfaitement déchirant. Et quand il cesse enfin, remplacé par un écran noir, tout soudain est anéanti : le poète écrivain Siegfried (qui a certes trouvé une gloire limitée, mais certainement pas l'amour) comme le poète réalisateur Terence (probablement dans un état d'esprit similaire, au moment où il boucle son film et tout près de conclure sa vie).

Fleming
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le 10 mars 2024

Modifiée

le 11 mars 2024

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