Le fantastique n'est pas la dilution du réel

Comme beaucoup, j’avais été marqué par Ava le premier long-métrage de Léa Mysius et j’attendais confirmation avec Les Cinq Diables. Et autant le dire tout de suite, cela n’a pas du tout été le cas, l’avancée dans le film n’étant qu’une simple dilution du réel au bénéfice d’une conformité scénaristique et visuelle. Pourtant, les premières minutes du film sont assez séduisantes et l’on est rapidement piqué de curiosité par la relation fusionnelle tissée entre Joanne (Adèle Exarchopoulos) et sa fille Vicky (Sally Dramé). Celle-ci se traduit notamment lors de ces scènes de baignade glacée dans un lac de montagne. Au détour d’une photo dans la maison de son père (Patrick Bouchitey), on comprend que Joanne est une ancienne miss et que son destin n’aurait jamais dû continuer à s’écrire dans ce petit village montagnard et tranquille. Vicky est alors à la fois le drame et la chance de cette jeune mère, dont il revient à sa fille la responsabilité de la rappeler sur la berge une fois écoulées les vingt minutes règlementaires dans l’eau froide. Une curiosité et une attention d’autant plus redoublées par l’odorat hors-du-commun de Vicky et sa faculté à reconstituer les odeurs dans de petits bocaux que la petite fille étiquette soigneusement dans sa chambre. Après avoir exploité la thématique de la déficience visuelle dans Ava, Léa Mysius accorde donc à un nouveau sens une place centrale dans son cinéma et l’on se dit que le film part sur de très bonnes bases, reliant l’étrange à l’intime, à l’introspection familiale.

La réalisatrice aurait pu en rester là et travailler avec soin dans le quotidien de ces deux figures centrales. Mais non, le film se sent comme obligé de trouver une perturbation digne de se lancer définitivement la marche forcée vers la résolution du scénario. Cet élément perturbateur, c’est l’arrivée de Julia, la petite sœur de Jimmy, le mari de Johanne (Moustapha Mbengue au personnage sans relief, quasi-inexistant), qu’il n’a pas revu depuis 10 ans. Et très vite, en quelques scènes, on va tout nous expliquer. Aucun silence, aucun malaise. Julia a des problèmes, cela se dit, cela se voit, cela s’entend et la tension dans la maison monte d’un cran. Exemple : Vicky trouve que Julia porte une forte odeur de whisky, et si l’on avait toujours pas compris qu’elle avait un souci avec l’alcool, rassurez vous, Jimmy est là pour lui poser la question du pourquoi du comment elle s’est amoché le visage. « Je me suis cassé la gueule, j’étais bourrée » répondra-t-elle sans se cacher. Plus tard, l’alcoolisme de Julia sera encore signifié par un remue-ménage des placards de la cuisine en pleine nuit grâce à Vicky, l’enfant voyeur et omniscient vu et revu au cinéma. Cette seule scène, bien que trop facile, sinon carrément clicheteuse, aurait été amplement suffisante pour faire comprendre au spectateur l’addiction de sa tante, dont la présence n’est au départ pas du tout du goût de Joanne.

On s’arrête ensuite définitivement de réfléchir avec l’aide scénaristique ultime quand il n’est plus possible de produire des effets de mise en scène, le flashback, et l’on s’aperçoit alors que le don de Vicky n’est finalement qu’un simple outil de compréhension et de résolution de l’histoire. En effet, en recréant l’odeur de Julia, Vicky se téléporte littéralement dans le passé de sa mère et de Julia et l’on découvre (encore une fois très, trop vite) la romance contrariée entre Johanne et la sœur de son mari, dont le spectateur un brin attentif reliera aussitôt au drame matriciel qui traverse le film et qui se terminera sans aucune zone d’ombres et où l’amour sera bien évidemment plus fort que tout. Un pur régal.

À vouloir jouer sur tous les tableaux, Léa Mysius relègue au troisième plan tout ce qui aurait pu faire le sel de son film. La moindre aspérité, le moindre sujet un tant soit peu complexe, est en effet gommée au profit d’une simplification, voire d’une invisibilisation du réel. Par exemple, il est à un moment signifié à Jimmy, par l’intermédiaire de son collègue pompier (dans l’intimité du camion, la route étant propice à ce genre de confidence…) que la présence de sa sœur pose problème au village. « Les gens parlent… » mais visiblement pour rien. De la même manière, nous verrons le père de Johanne démarrer en trombe devant le portail de sa fille pour manifester bruyamment son mécontentement vis-à-vis de la présence de « l’élément perturbateur ». De cette pression sociale, nous n’en saurons pas plus, puisque le village et sa vie interne sont inexistants. Il en sera de même pour le harcèlement que subit Vicky à l’école et le supposé racisme qui en est à l’origine (mais bon c’est des enfants…) ou de la romance lesbienne qui n’est pas tant publiquement assumée que ça… Tout est évacué, dilué, comme si le film prenait un soin fou à ne froisser personne en évitant de lâcher ses personnages dans le feu et la brutalité du réel, là où pourtant le fantastique, le trouble peut y puiser toute sa force. Et si l’on note dans la réalisation de Léa Mysius quelques références appuyées à Twin Peaks (photographie, environnement montagnard, troubles physiques dans l’apparition de quelques personnages comme cette enseignante de petite taille) - ou encore à Shining, c’est pour n’en constater que l’œuvre de Lynch n’est plus qu’une boîte à idées mainstream dans laquelle tous les cinéastes paresseux ou en panne de créativité viendraient piocher sous la couverture de l’hommage et de l’influence du « culte ». Des références qui constituent sûrement aujourd’hui le premier niveau de la cinéphilie, et qui sauront flatter l’ego du plus grand nombre. Pratique.

Pour conclure, le deuxième long-métrage de Léa Mysius n’est au final qu’un film à la facture plutôt banale, standard, tant dans sa réalisation que dans ses facilités scénaristiques, répondant parfaitement aux codes de conformité du catalogue Netflix, malgré ses promesses de singularité.

cortoulysse
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le 2 mars 2024

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