Avec Les Cloches des profondeurs, Herzog nous offre un voyage hypnotique au cœur de la Russie mystique, entre paysages glacés et croyances ancestrales. Le film se présente à la fois comme un documentaire ethnographique, capturant des fragments de la vie quotidienne, et une quête ontologique, où le spectateur est entraîné dans une exploration spirituelle des âmes humaines. Le réalisateur d’Aguirre, la colère de Dieu déploie ici une vision radicale du monde, un univers où la frontière entre le réel et l’imaginaire devient poreuse et où, l'homme, minuscule, se heurte aux forces qui le dépassent.
La narration, que l’on dira volontairement éclatée, nous plonge dans une série de vignettes énigmatiques, une succession de témoignages, de paysages hostiles et de visages marqués par l'existence rude. La Sibérie, dans son immensité, devient ici un personnage à part entière : elle impose sa présence, menaçante et sacrée, à la fois terre d’exil et matrice spirituelle. Le spectateur, perdu dans ces vastes espaces enneigés, ressent le vertige d’un monde où la nature semble inhospitalière mais aussi imprégnée de mysticisme, comme en témoigne la légende qui entoure la ville invisible de Kitège, engloutie sous un lac.
C'est donc dans cette Russie post-soviétique en ruine - l’oeuvre sort en 1993 - qu'Herzog va à la rencontre de ceux qui continuent de croire, malgré tout, à un ordre supérieur, au mystère des cloches englouties. Cette quête spirituelle est représentée par des figures hétéroclites : un chaman sibérien, des fidèles orthodoxes exilés, des paysans qui ne parviennent pas à se détacher des rites anciens. À travers eux, Herzog dresse le portrait d'une humanité en quête de sens, une humanité qui tente de retrouver des repères dans un monde où le rationnel et l'irrationnel cohabitent sans cesse. C’est cette dialectique entre la foi et la désillusion qui confère au film toute sa dimension transcendante.
La force de l’oeuvre réside également dans son esthétique audacieuse. Herzog, fidèle à son approche cinématographique, ne se contente pas d’observer passivement ses sujets : il les magnifie. Le réalisateur joue ici avec le cadre, les angles, et surtout avec la lumière, pour conférer à chaque scène une charge émotionnelle intense. Cependant, ses personnages croient, mais l'objet de leur foi demeure insaisissable, énigmatique. Les cloches des profondeurs, ces artefacts mystérieux que l'on dit enfouis dans les eaux gelées, ne sont jamais trouvées, jamais entendues. Elles deviennent le symbole d'une quête sans fin, d'un mystère irrésolu. Cette tension entre l'attente et la frustration traverse tout le film, jusqu’à l’épilogue, laissant le spectateur face à un vertige existentiel. Ce dernier se retrouve finalement entretenu par la volonté herzogienne de ne pas cherche à donner des réponses : le cinéaste préfère ouvrir des questions, offrir des images et des sensations qui résonnent bien au-delà du film lui-même.
Le spectateur, pris dans ce flux d’émotions et de pensées, est invité à poursuivre cette quête intérieure, à écouter, peut-être, les cloches profondes de sa propre âme.