« L’image n’est pas une quelconque idée exprimée par le réalisateur, mais tout un monde miroité dans une goutte d’eau ». Tarkovski, A. (1986), Le temps scellé, Editions de l'étoile, P.64.
Ces quelques mots, empruntés à Andreï Tarkovski, trouvent un écho particulier dans l’œuvre que nous offre Christi Puiu avec Malmkrog. Dans cette adaptation des Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion de Solodiev, le cinéaste roumain semble préconcevablement nous servir 3h20 d’observation de l’art rhétorique tel qu’il est employé au sein de la noblesse prusse du XIXe. Si l’on prend en compte le fort potentiel lassant - pour ne pas dire inintéressant - du sujet initial, le travail de Puiu se rapproche du miracle, tant il parvient à sublimer et rendre passionnantes les diverses conversations auxquelles s’adonnent les personnages principaux.
Outre l’aspect esthétique qui vient parachever le travail de mise en scène réalisé - à ce titre, certaines scènes persistent presque naturellement dans le cortex visuel des spectateurs -, Puiu s’engage dans une tentative de subjectivisation de l’espace. La profondeur des champs, la légèreté du mouvement de la caméra et sa faculté à se détacher des personnages (qu’ils soient en train de parler ou non) forment tout un ensemble d’éléments témoignant de la singularité de Malmkrog.
Dans la continuité de cette singularité entretenue, l’omniprésence discrète mais signifiante des servants dans le film mérite également une analyse plus ou moins approfondie. Puiu les met en scène avec une attention particulière, faisant de ces derniers de véritables révélateurs des rapports de pouvoir (et de domination) qui sous-tendent cette société aristocratique. Leur positionnement dans le cadre, la fluidité des déplacements et leur silence permanent en font des observateurs muets - au même titre que nous, spectateurs -, témoins d’une joute intellectuelle à laquelle il semble difficile de prendre part. La présence des serveurs se pose également comme un enrichissement de la réflexion qui s’articule autour de la notion de hiérarchie sociale, puisqu’elle souligne la limite adjacente propre au discours philosophique des élites : celle des réalités matérielles et la prépondérance des rapports de force qui structurent cet entre-soi.
L’avant dernière œuvre de Puiu (parue en 2020) propose dès lors au spectateur une méditation captivante sur les diverses notions que sont le pouvoir, la guerre, l’identité et la moralité. Nous l’aurons compris, c’est une demeure aristocratique aux allures somptueuses qui sert de théâtre à la conversation que nous observons tout au long de ces 3 heures (le ressenti m’indiquait cependant une durée de « seulement » 2 heures ahah).
Afin d’aborder ces diverses thématiques, le cinéaste opte pour une division en six chapitres, opérée selon une chronologie de différents moments de la journée. Afin de ne pas anéantir le sentiment de curiosité que j’essaie pourtant de faire naître avec cette critique, je me garderai d’évoquer l’entièreté de ces chapitres dans cette critique. Ceci étant, le chapitre 1 donne rapidement le ton avec une ouverture maîtrisée : un plan large de la propriété, accompagné d’un silence pesant, permet d’insuffler une atmosphère liant contemplation et solennité. L’arrivée tardive des invités, dans un cadre que l’on peut qualifier d’ethnographique, pose les fondements d’une sociologie évolutive des rapports de pouvoir au sein de ce microcosme.
Le troisième chapitre démontre à lui seul la maîtrise formelle dont fait preuve Puiu en orchestrant la performance des acteurs autour des débats idéologiques précédemment cités. Les plans-séquences ne sont qu’un exemple de la maestria du Bucarestois. La caméra, en suivant les lentes déambulations des personnages, créé une temporalité dilatée qui nous convie à une expérience volontairement méditative. Les choix esthétiques mettent ainsi en exergue la profondeur et la complexité des enjeux intellectuels qui sous-tendent les échanges verbaux. La confrontation des dogmes d’inspiration Tolstoïste et Dostoïevskienne, symbolisée par la bataille rhétorique que se mènent Olga et Nikolaï, trouve finalement son apogée dans le chapitre 5. En écho à la fin du troisième chapitre (dans lequel Puiu finit par redonner vie à ses personnages afin de permettre la survie des idées), la notion de résurrection occupe une place centrale dans l’affrontement des points de vue des deux protagonistes. Au cours du dîner, les deux protagonistes opposent de fait leurs conceptions respectives de la morale et de la place du mal dans le monde. Ici, l’argumentaire de Nikolaï (à travers lui, celui de Solodiev) s’inscrit comme un énième témoignage de la complexité de la société dans laquelle nous prenons place. La vision pessimiste de l’hôte n’est finalement qu’une corolaire de la volonté présente chez Puiu de ne pas se contenter d’une réponse simpliste face aux questions éthiques. Le coeur de la réflexion s’articule en effet autour de l’omniprésence du mal, et ce quelque soit sa forme (particulière, sociale ou physique). En ce qui concerne le mal physique, il se caractérise notamment par la dégénération du corps, la mort et son inéluctabilité. À l’instant où la présence de ce mal extrême est inévitable, toute tentative de réalisation du bien dans les autres domaines apparaîtrait comme étant vaine. Nikolaï étaye son raisonnement avec l’exemple de Socrate qui parvient à faire triompher le bien dans la Cité, mais cet accomplissement s’avère, in fine, éphémère face au mal extrême qui le guette. Toujours afin de nuancer le propos du film et de ses personnages, le discours de Nikolaï arbore avec un léger optimisme le thème de la résurrection. Celle-ci serait l’unique condition propre au triomphe du bien, même si elle ne s’est opérée que sous une forme personnelle et qu’elle doit désormais se généraliser à tous. La mort étant néanmoins préalablement nécessaire à la résurrection, il convient pour Nikolaï de ne pas négliger l’importance du mal dans le processus de réalisation du bien :
« Le Royaume de Dieu est le règne de la vie, qui triomphe par la résurrection. Et c’est en cette vie qu’est le bien effectif réalisé définitivement ». Nikolaï
À la conscience et l’intelligence doit dès lors être ajoutée une valeur essentielle, à savoir l’inspiration du bien. Ce pressentiment, qui consiste à savoir en soi-même ce qui est juste, s'accompagne de la certitude que seule la résurrection est en mesure d'expliquer l'omniprésence d’un mal qui, vaincu par elle, participe alors au triomphe du bien. Avec cette assistance, la conscience et l’intelligence se muent en auxiliaires du bien.
En définitive, Malmkrog ne cesse de pousser les limites de l’expérience vécue par le spectateur, en l’immergeant dans un univers intellectuel d’une rare densité. L’exigence d’une attention soutenue au long des 3 heures de film est une preuve, s’il en fallait d’autres, de la puissance de la critique sociale et philosophique entreprise par Puiu. Face à un projet ambitieux, c’est bien la notion de rigueur qui permet à cette oeuvre de s’inscrire dans un autre univers, où la qualité cinématographique frôle la perfection.