Une impression d'étrangeté radicale s'empare du spectateur à l'entame du film : de mystérieux personnages dont on ne sait rien échangent sur des sujets philosophiques paraissant un peu désuets dans un premier temps, dans un curieux manoir pénétré d'une lumière blafarde et à l'intérieur de plans fixes très composés pivotant régulièrement pour suivre arbitrairement le mouvement physique d'un des protagonistes. On passerait son temps à se demander ce que veut filmer Puiu si on n'était pas progressivement envoûtés par cette ambiance ténébreuse et puis, petit à petit, par la fulgurance des échanges. Une atmosphère de fin de règne et d'apocalypse proche se dégage aussi bien des sujets de discussions, que des couleurs et de l'impeccable direction artistique, l'utilisation d'un français sophistiqué et de haut niveau finit de rajouter à l'étrangeté générale (même si c'est historiquement juste), langue visiblement internationalement considérée comme celle du verbiage intellectuel, l'allemand et le russe étant à peine dignes d'être relégués aux échanges de rares trivialités sans grand contenu conceptuel.
Bon nombre de grands cinéastes ont déjà filmé la parole, et ont en fait un magnifique matériau de cinéma comme Manckewicz ou Ceylan (les premiers qui me viennent en tête). Mais dans chacun de ces cas, la virtuosité du verbe était limitée en tant qu'elle avait presque toujours une fonction dramaturgique. Dans Malmkrog, la parole se suffit à elle-même et est filmée comme matière en tant que telle. Puiu filme la circulation de la parole, le confrontation d'hypothèses et de raisonnements et le déploiement dialectique de la pensée au gré des désaccords.
La veine naturaliste dans laquelle s'inscrivaient ses précédents films permet de surmonter la difficulté d'adapter un roman philosophique avec des personnages-concepts pas très incarnés, car un soin particulier est apporté à l'environnement sensoriel de l'histoire et à la matière : la caméra s'attarde sur la nourriture, le son nous fait constamment prêter attention au hors-champ et les postures rhétoriques sont parfaitement incarnés par les corps grâce à la virtuosité des plans larges fixes et au jeu impeccable des acteurs.
Le renouvellement formel est constant au fur et à mesure et en fonction des échanges, les plans composés laissant place à une syntaxe de la confrontation dès lors que les divergences des visions du monde sont plus prononcées. Les deux m'ayant le plus marqué sont le dernier bien entendu grâce au vertige métaphysique qu'il procure et celui sur l'Europe et la politique durant lequel se dessine une métaphysique bourgeoise à travers le personnage d'Edouard à l'opposé de l'éthique globalement aristocratique et religieuse du reste des convives. Il incarne à lui seul la disparition des valeurs absolues au profit des valeurs "indispensables" dans une vision utilitariste uniquement favorable à ce qui permet le commerce et donc la paix, soit la politesse, l'optimisme et le non-dogmatisme religieux. Son plaidoyer en faveur de l'Europe (définie comme concept culturel en constante expansion) éclaire assez bien l’obsession moderne de l'extension à l'infini de la "démocratie" et de "l'économie de marché".
Mais bon je digresse, et il y aurait de quoi écrire des pages sur chacun des débats de ce film, c'était uniquement pour illustrer toutes les pistes ouvertes par toutes ces discussions, qui sont indissociables de l'intérêt cinématographique qu'on peut y trouver, pour peu qu'on ne rejette pas bêtement à priori toute radicalité formelle et toute épure narrative.
Très grand film, rempli de mystères et montrant tout l'invisible d'un monde par sa miniaturisation, un monde qui s'assombrit progressivement aux yeux de ses occupants, à moins que ce soit avec l'âge que notre œil devient de plus en plus sombre, ou qu'il regarde de plus en plus volontiers en direction des ténèbres.