Allez, trois heures et vingt minutes de riches bourgeois du début du XXe siècle qui discutent de la guerre, de la religion, de la morale et de certains points des Évangiles. Ben, pourquoi vous fuyez ?
Non, sans blague, cette adaptation des Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion de Vladimir Soloviev est un ensemble extrêmement exigeant à regarder pour le spectateur, qui lui demande un gros effort de concentration. Mais, il n'empêche, s'il accepte de faire cela, il aura la satisfaction d'avoir vu une très belle réussite d'une audace admirable.
Oui, parce que si le réalisateur roumain Cristi Puiu en demande beaucoup au spectateur, il ne s'est pas épargné lui-même. Pas un plan qui ne soit une merveille visuelle et d'un raffinement extrême, pas un acteur ou une actrice qui ne soit impeccablement dirigé(e) à la syllabe près. Et la virtuosité avec laquelle le metteur en scène réussit à agencer des plans-séquences incroyables, où chacun des personnages, maîtres ou valets, se déplacent avec une très grande précision ; pour moi, c'est du travail d'orfèvre.
Les conversations se veulent des échanges d'opinions (en français, la langue de l'intelligentsia de l'époque, pour s'élever au-dessus du commun des mortels !), mais, l'être humain étant ce qu'il est, il ne faut pas longtemps pour s'apercevoir que c'est surtout un moyen pour affirmer sa supériorité sur un ou une autre (pauvre Olga !), qu'au sein même d'une classe sociale, une hiérarchie se crée. Oui, cela ne leur suffit pas de mépriser les domestiques, il faut aussi qu'ils se donnent des occasions de se mépriser entre eux. Mais n'allez pas croire que Piui a une meilleure vision des classes sociales dites inférieures. Il n'oublie pas, au détour de quelques séquences ou même en arrière-plan, de montrer que les servants peuvent être aussi médiocres avec leur propre système de domination.
Mais pour en revenir à nos riches convives. Ils ne manquent pas de soulever des débats intéressants, d'exposer quelquefois des arguments d'une grande pertinence, de parler de sujets (à l'instar de la construction européenne !) qui trouvaient des échos par rapport au futur d'un XXe siècle tout jeune, mais qui en trouvent aussi dans notre XXIe contemporain, sont dostoïevskiens lorsqu'ils parlent du bien-fondé ou non de la guerre et des tueries qui vont avec. Il y a une opposition entre des idées dégageant de la grandeur d'âme, à base de religion et d'humanisme, et la cruauté de la réalité.
Oui, ce qu'ils causent bien, ce qu'ils réfléchissent bien, ce qu'ils savent que la théorie peut se faire pulvériser par la vraie vie, mais, pourtant, ils sont incapables de sortir de leur tour d'ivoire, de voir le moindre grand bouleversement arriver. Eux-mêmes sont stupides face à tous événements susceptibles de perturber leurs habitudes de nantis. Des bruits inquiétants se font entendre. Au lieu d'aller voir ce qu'il se passe avec leurs propres yeux ou d'essayer de fuir un potentiel danger, ils ne trouvent pas mieux que de se contenter de sonner sans arrêt des serviteurs qui ne viennent pas, sans avoir l'idée de lever leur cul de leur chaise. Du grotesque à l'absurde, il n'y a qu'un pas que le maître d'œuvre franchit allègrement en n'hésitant pas à aller directement sur le terrain de Buñuel.
Bref, sous des airs policés, se cachent une satire redoutable ainsi qu'une réflexion profonde sur l'individu et sur le monde, poussant à s'interroger sur soi-même. Alors certes, on est dans la quintessence absolue du film d'auteur, qui ne vous fera pas de cadeaux si vous vous montrez réfractaire ou si vous y êtes insensible (les goûts et les couleurs !), mais qui se montrera d'une grande générosité envers vous, si vous faites preuve d'intérêt et de volonté.