L'histoire du septième art est ponctuée de faits étranges, à l'instar de la production de ce film. Comment un studio, des producteurs ont pu se dire qu'aujourd'hui une telle œuvre ambitieuse avait la plus petite chance de succès dans les salles auprès d'une part suffisamment importante du public. La grande majorité de celui-ci ne veut se déplacer en masse que pour des gros blockbusters bien dégoulinants, ayant une formule faisant en sorte que les spectateurs ne réfléchissent pas trop et restent toujours dans leurs zones de confort, dans leurs petites habitudes rassurantes. C'est ça que la plupart des gens veulent au cinéma, ne pas réfléchir et ne pas être bousculés. En mettant un gros budget sur un film, avec un sujet qui ne parle qu'à une poignée de cinéphiles, bien conçu pour faire réfléchir et pour bousculer, le bide était plus que prévisible. Et Babylon a bidé à mort. Comme cela n'est pas permis. Mais, sérieusement, bide ou non, par je ne sais quel miracle, le film existe et c'est tant mieux. Il faut s'en réjouir.
Vous avez peut-être lu Hollywood Babylon, le bouquin écrit par le réalisateur underground Kenneth Anger, dans lequel il se complaît à révéler (non sans mensonges !) les dessous les plus sordides de la Mecque du cinéma pendant la période de l'âge d'or. Ben, Babylon, du cinéaste Damien Chazelle, c'est exactement ça. En introduction, un des protagonistes se fait chier dessus par un éléphant. Oui, oui, au sens littéral... Cela annonce très bien la couleur. En effet, tout juste après, vient une orgie démentielle dans une villa, lors de laquelle tout le monde baise dans tous les coins (oh, une golden shower !), tout le monde se shoote, tout le monde picole jusqu'à l'inconscience (ah, la Prohibition !). Il n'y a aucune limite dans la démesure, dans la débauche, dans la décadence, dans la dépravation. Cette séquence, d'une durée d'une vingtaine de minutes, avec la caméra qui bouge comme si elle était, elle-même, aussi possédée que les invités, est un morceau d'anthologie. Mais ceci ne constitue pas le seul instant de folie, loin de là...
Le tout commence en 1926. Le cinéma est toujours muet, mais le parlant se tient en embuscade. Pour tout vous dire, Babylon, c'est Chantons sous la pluie (à qui Chazelle ne manque pas de faire référence !), mais en plus sombre, en plus pessimiste, en plus réaliste, en plus vulgaire et en plus trash. C'est son exact opposé. Chantons sous la pluie, c'est le rêve. Babylon, c'est le cauchemar. Bon... en 1926, le cinéma est toujours muet. Tout est permis. On peut tourner l'un à côté de l'autre dans la plus grande des confusions, dans le plus immense des vacarmes, dans le délire le plus absolu. Si vous pensez que des tournages aussi dégénérés que ceux montrés, lors d'une autre longue scène dantesque, ne pouvaient pas exister, je vous recommande chaudement de lire des anecdotes sur le Ben Hur de 1925 et aussi sur L'Arche de Noé de Michael Curtiz. Le Hollywood de l'ère du muet était un putain de vaste asile de dingues.
La caméra, le montage, la musique (ah, le jazz, quoi de mieux pour foutre un rythme d'enfer !), par leur énergie, traduisent avec brio cette effervescence de ouf.
On suit un assistant, d'origine mexicaine, qui va gravir les échelons, une jeune femme, aussi délurée que sexy, qui va accéder au rang de vedette de premier plan, une grande star masculine déjà bien établie, une chanteuse d'origine asiatique lesbienne qui conçoit aussi des intertitres de films, un trompettiste afro-américain qui va avoir sa chance dans le septième art et une chroniqueuse qui s'occupe de l'abondance de potins que la vie privée des tarés l'entourant lui fournit.
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Puis, la foudre frappe, le parlant débarque en fanfare par l'intermédiaire du Chanteur de Jazz. La star masculine azimutée bien établie (jouée par Brad Pitt !) ne va pas réussir la transition, tel un Douglas Fairbanks ou un John Gilbert. L'assistant va y être comme un poisson dans l'eau (l'inconnu Diego Calva, qui parvient à réussir l'exploit d'autant se distinguer que ses nettement plus connus partenaires !)... euh, une question idiote, pourquoi à chaque fois que ce personnage va voir un film diffusé en salle, il arrive après que la projection a débuté depuis dix plombes ? La vedette de premier plan (incarnée par une Margot Robbie exceptionnelle, du feu de Dieu... et, en toute franchise, j'ai rarement vu, dans un film, un être aussi désirable !), telle une Clara Bow blonde, a le talent, mais n'a pas la personnalité pour se conformer à ce changement brusque d'époque et de climat.
En effet, la séquence du tournage tendu du film parlant, lors des balbutiements du sonore, avec sa technique rudimentaire qui interdisait de bouger d'un fichu centimètre, de faire le plus petit bruit de rien du tout pour éviter de ruiner une prise, est symbolique de ce qui traversait le microcosme hollywoodien à ce moment-là. Les apparences devaient d'un coup être guindées, respectables. Pas un poil ne devait dépasser. Les scandales affichés et les comportements outranciers n'étaient plus une norme, au contraire... Tout se devait d'être bien dissimulé. Ce qui est souligné par ce qui est pour moi la partie la plus démente de l'ensemble (et pourtant, il y a de la concurrence lors des plus de trois heures du film !), se déroulant dans un vaste souterrain, au cours de laquelle, Tobey Maguire (qui n'apparaît que peu et tardivement, néanmoins, il est sacrément mémorable !), hallucinant en chef de gangsters au teint et au comportement de vampire, est flippant à souhait.
L'arrivée du parlant fait que le ton et la technique s'assagissent. La caméra ne se laisse encore aller que quand les protagonistes ont des fulgurances de folie dans cette ambiance raide. Il y a quelques instants posés, d'une grande profondeur émotionnelle, comme les dernières minutes, la discussion entre la star masculine (n'étant plus qu'un has been !) et la chroniqueuse, ou quand le personnage joué par Robbie quitte la scène.
On peut trouver que le tout est confus, que tout va vite, que l'on est dans un délire permanent et épuisant pendant au moins les deux premiers tiers. Mais, pour moi, ça sert admirablement l'atmosphère du film. Et du point de vue purement scénaristique, tous les arcs narratifs (c'est-à-dire les trajectoires des protagonistes !) sont exploités jusqu'au bout. Rien n'est négligé.
Quant à la conclusion, elle nous dit d'une façon émouvante que le monde du cinéma a beau être pourri jusqu'à la moelle, crapuleux, cupide, hypocrite, inhumain jusqu'à la putréfaction, il est tout de même capable de donner naissance à des choses artistiquement sublimes, incroyables. C'est dans la merde que poussent les plus belles fleurs.
Cette fresque nommée Babylon est une très belle fleur.