La sempiternelle question de la mort du cinéma semble avoir pris du galon ces dernières années, entre essor des plates-formes, fermeture des salles sous pandémie et difficultés de la reprise. Elle coïncide en tout cas avec un élan général de ses défenseurs pour déclarer leur flamme à un art auquel se résume leur existence. 2022 s’achève ainsi sur pas moins de trois films consacrés au septième art, de Spielberg à Mendes, en passant par Chazelle, qui avait déjà sondé les coulisses du système, et revient ici exposer le tournant pris par l’industrie à la fin des années 20 lors de l’arrivée du parlant.
Damien Chazelle tient là son grand œuvre, et ne ménage pas ses efforts pour se mettre à la hauteur du mythe qu’il décrit : la forme est ample (3h08), les comédiens de première catégorie, et le tableau exhaustif par une série de plans-séquences sur les plateaux où l’industrie tourne à plein régime, reprenant ce panoramique sur les tournages simultanés qu’on voyait déjà dans Chantons sous la pluie ou le Nickelodeon de Bogdanovich. Chazelle cherche à capter l’énergie folle de l’usine à rêves, et la manière dont elle épouse parfaitement le mantra d’une nation présentée comme le « land of opportunity », où les carrières se font sur un coup de dé, et où la chance est accordée à chacun, de la fille des rues au manutentionnaire latino, en passant par le musicien africain-américain : multiracial, débordant d’idées et d’initiatives, le cinéma est au diapason de ce que l’industrie peut avoir de plus galvanisant.
Mais il s’agit bien entendu d’investir dans un même mouvement les coulisses d’une telle euphorie, où l’excès est le maître mot : dans cette ère du Pré-Code, l’argent et la notoriété semblent avoir pulvérisé toute notion de limite. La gigantesque fête orgiaque qui ouvre le film donne le ton : Chazelle fait des coulisses un objet de pur cinéma, épouse la foule sous cocaïne et livre une modulation trash du registre dont Baz Lurhamn s’est fait le spécialiste. Rien ne nous sera épargné, comme en témoigne ce plan inaugural d’un éléphant déféquant directement sur la caméra : pisse, vomi, crachats, sang et autres sécrétions vont inonder le cadre, dans une catharsis continue voyant éructer des corps incapables de supporter les excès qu’on leur impose. Le mauvais goût est assumé, et ce revers de la médaille ne consiste pas seulement à gratter le verni du glamour : il fait aussi de la vulgarité la matière même du cinéma, avec une audace qui risque d’en laisser plus d’un sur le côté. Car Chazelle, dans son exercice de style visant à pasticher l’infini éventail du septième art, convoque autant l’ampleur d’un Griffith que la décadence d’un Von Stroheim, et les réactualise en citant la démesure sous cocaïne d’un Scorsese (Margot Robbie marche clairement dans les pas de DiCaprio dans Le Loup de Wall Street pour sa performance) ou la descente dans les arcanes de la perversion d’un Gaspar Noé. Cette galerie des monstres peut évidemment rebuter, et sur plus de trois heures, certaines séquences pourront paraître moins efficaces que d’autres, à l’image de cette révolte contre la société bien-pensante sur laquelle on vomit exactement comme le proposait Ruben Ostlund dans Sans Filtre. Mais cette vulgarité ne se limite pas à un motif gratuitement provocateur : il est, d’une certaine manière, le nerf de la créativité lors de la découverte de la comédienne, qui, dans un cinéma muet où tout passe par le corps, sait précisément se déhancher, pleurer ou danser sur commande, et diriger sa sauvagerie directement vers l’objectif.
C’est là aussi l’intérêt du film, que de ne pas faire de ses protagonistes de simples victimes d’un système qui va les broyer : ce dernier sait au contraire se nourrir de leur sauvagerie, leur veulerie (le personnage de Brad Pitt) ou leur capacité à se débarrasser de toute empathie (le latino devenu directeur exécutif pour le grand ménage dans les studios). Et quand la fête est finie, les bêtes se réveillent dans la douleur. Chazelle, là aussi, travaille dans le détail la question de l’arrivée du parlant, notamment dans une très longue séquence reprenant, en huit prises, toute la révolution de la prise de son sur un plateau. Et c’est probablement là que se loge toute la vigueur de sa vaste entreprise : convoquer tous les registres possibles pour célébrer le travail des artisans du cinéma, et notamment l’humour. Babylon est un film souvent hilarant, qui tourne en dérision les difficultés rencontrées par une industrie en roue libre, dans laquelle on meurt régulièrement, le tout dans une permanente course contre la montre. La séquence du coucher de soleil est en cela un modèle du genre, qui permet de passer de la comédie la plus échevelée au tempo d’un montage alterné virtuose, avant de converger vers une explosion qui, désactivant toute la charge parodique et cynique des débuts, s’agenouille devant la magie que sont parvenu à faire surgir les équipes.
Cette puissante émotion, si elle peut évidemment s’étioler sur les plus de trois heures du récit, et s’appauvrir dans quelques discours un brin didactiques, n’est jamais perdue de vue. On la retrouve dans la séquence où Robbie écoute la réaction du public et rejoue trois ans après celle qu’elle incarnait à la perfection dans Once upon a time in Hollywood, les retrouvailles incontournables de Chazelle avec les musiciens qu’il ne peut s’empêcher de filmer, et l’empathie avec laquelle il accompagne les icones vouées à disparaître. La métaphore de l’incendie est des cafards de l’ombre qui y survivent décrit avec une certaine justesse cet art de la lumière trop vive qu’est le star-system, et l’impossible sagesse de ceux qui s’y exposent. En laissant progressivement les vedettes dans le hors champ d’un chambranle ou la nuit opaque d’une rue déserte de Los Angeles, Chazelle salue une époque révolue et fait progressivement taire le tumulte fracassant de ses Roaring Twenties. L’épilogue de La La Land fantasmait, sous forme d’un sommaire chromatique, la vie d’un couple n’ayant pu exister dans le réel ; celui de Babylon redonne au film tant cité, Chantons sous la pluie, la capacité à inscrire la fuite du temps dans la légende mythologique. Et tant pis si là aussi, Chazelle en fait trop en citant à outrance toute l’histoire du cinéma à venir, tant pis si son film a été un bide retentissant lors de sa sortie américaine : petit maillon des candidats à l’oubli, lucide disciple de la postérité, son dernier chant d’amour consistera à passer le relais pour laisser les artistes entonner le requiem, convaincu qu’eux seuls ont le pouvoir d’en sublimer la douleur, dans cet art collectif et désormais plus que centenaire, reprenant à son compte la vérité assenée à un de ses personnages : « It’s bigger than you ».