De la conquête des terres d’Amérique du Sud, l’Histoire a principalement retenu le récit des conquistadores. Fondateur, brutal, mais surtout lointain, une façon de mettre à distance une barbarie qui ne pourrait cohabiter avec la civilisation censée lui avoir succédé. Dans Les Colons, Felipe Gálvez Haberle poursuit cette épopée à l’aube du XXème siècle, et suit en Terre de Feu le nettoyage organisé des terres dédiées à l’élevage pour un riche propriétaire terrien. Un mercenaire américain, un lieutenant britannique et un éclaireur métis progressent pour griffer les superbes paysages de clôtures toujours plus étendues en massacrant les populations locales.
L’Histoire du Chili est saturée de silences et de dénis : les manuels scolaires s’arrêtent en 1973, avant la dictature de Pinochet, et on ne fait aucune mention du génocide des natifs, qui n’existent même pas dans la Constitution du pays. Le film s’attache donc à reprendre la légende originelle, ample et épique, en y adjoignant un regard frontal sur les horreurs fondatrices d’un pays construit sur les cadavres d’un peuple. Les codes du western sont ainsi convoqués dans la cohabitation d’hommes rustres au sein d’un paysage aux proportions vertigineuses, affrontant l’hostilité climatique, les bêtes et les populations locales, avec lesquelles il n’est nullement question d’échanger. Mutilations, meurtres, viols s’enchaînent, pour nettoyer une terre transformée en pâturage stérile aux mains de l’homme blanc.
Au sein de cette sanglante expédition, le trio offre un écheveau de portraits complexes, où les différentes désinences de la barbarie voyagent d’un individu à l’autre : le raciste assumé, le couard menteur, et surtout le métis, complice du colon et qui va tenter, en ouvrant progressivement les yeux, de prendre ses distances. Felipe Gálvez Haberle, dont c’est le premier long métrage, excelle dans cet équilibre éprouvant du monde des hommes, où chaque mot semble induire une blessure supplémentaire, et le silence qui les entoure : des animaux (les chevaux, souvent filmés en témoins passifs) et d’une nature à la puissance sourde, entre les marais embrumés, les forêts profondes et les monts escarpés.
Mais le cinéaste est conscient des limites d’un tel traitement, comme si cette beauté brute pouvait, en un sens, poursuivre cette mise à distance d’un lointain récit des origines, où les hommes se révélaient aussi sauvages que la nature. La deuxième partie, à l’issue d’une importante ellipse, vient très intelligemment conjurer cette idéalisation. Aux paysages succèdent des intérieurs dénués de lumière, une riche propriété et une cabane sommaire, comme un temps de l’après, où la civilisation aurait pris ses quartiers. Il est désormais temps d’écrire l’Histoire, ce dont se chargeront bien évidemment les vainqueurs. Les témoignages évoquant la suite – et l’accroissement – des massacres, un procès pour la forme n’y feront rien. Le terrible épilogue convoque ainsi l’arrivée de la caméra (comme un écho à l’appareil photo apporté sur les terres nouvelles dans le Godland de Hlynur Pálmason) et offre un contrepoint au récit conté par Haberle : instrument de domination, elle accompagne la réécriture et la mise en scène de l’Histoire. La violence originelle a changé de forme : elle est désormais dans les gestes qu’on dicte aux plus pauvres, dans le langage, et dans la mémoire collective qu’on impose aux populations. Après le travail documentaire fondamental de son aîné Patricio Guzmán, Haberle entreprend donc, par la fiction historique, de fissurer cet insupportable silence.