Vous vous demandez sûrement pourquoi vous prenez soudainement peur lorsque vous commencez à vous éloigner peu à peu des côtes lors d’une baignade d’été ? Ce sentiment primitif qui vous gagne instinctivement lorsque l’eau se fait plus trouble, qui vous traverse des pieds à la tête, et qui ne manque pas d’accélérer les battements de votre cœur. Ce dernier est peut-être bien le fruit d’un traumatisme commun à plusieurs générations de spectateurs ayant découvert beaucoup trop jeunes l’un des premiers chefs d’œuvre de Steven Spielberg : les Dents de la mer.
Sorti en 1975, pour un budget se situant aux alentours des 8 millions de dollars, le film fait un véritable raz de marée en salles, récoltant 476,5 millions de dollars au box-office. Les Dents de la mer est un tel carton qu’il introduira même une nouvelle tendance, celle du blockbuster estival, qu’on retrouve encore aujourd’hui avec des franchises comme Fast and Furious, ou Mission Impossible. Un succès retentissant pour Universal Pictures, récompensé en grande partie pour avoir donné sa chance à un jeune cinéaste prometteur, Steven Spielberg (alors âgé de 27 ans).
C’est dans la station balnéaire d’Amity, destination familiale idéale pour la saison estivale, qu’est découvert sur la côte le corps d’une jeune femme, déchiquetée. Si le chef de la police, Martin Brody, prend très vite conscience du risque de la présence potentielle d’un requin nageant près des côtes, ce n’est pas le cas du maire qui, face à l’inquiétude de ses habitants, préfère appeler au calme et rester dans le déni. Mais c’est seulement après une deuxième victime, un jeune enfant, que le village prend réellement conscience du danger, et qu’une quête pour la capture du requin est définitivement lancée.
Dès la première scène d’introduction, Spielberg nous donne le ton du film : une caméra qui se déplace sous l’eau, effleurant les algues, et se balançant de droite à gauche nous laisse imaginer une bestiole qui rôde le long des côtes. On ne voit pas encore le requin, mais c’est grâce au thème musical de John Williams, qu’on imagine un danger omniprésent. Cette composition mythique au rythme au départ très lent, à coup d’enchaînements répétés de notes très reconnaissables, s’accélère à mesure que le danger se rapproche.
Il faut dire que le réalisateur n’a pas vraiment eu le choix : le tournage ayant été fortement impacté par des retards dus au dysfonctionnement, au départ, du requin mécanique que la production avait choisi d’utiliser pour le film, il a vite fallu trouver d’autres astuces pour tourner des scènes impliquant le requin … sans le requin ! Mais grâce à sa caméra, à des astuces ingénieuses, et au thème musical devenu instantanément culte, Spielberg nous montre qu’il n’est pas nécessaire de montrer directement la menace pour en avoir peur.
On peut citer plusieurs scènes où Spielberg suggère la présence du requin en utilisant des artifices astucieux comme par exemple celle où le requin passe sous un ponton qui lui reste accroché lorsqu’il se déplace, ou bien la fameuse scène où le chef Brody lui attache des barils flottants pour ne pas perdre sa trace. Toutes ces astuces permettent au réalisateur de faire comprendre que le requin et là sans le montrer directement ; mais elles lui permettent également de jouer avec le spectateur en le trompant à maintes reprises. En nous laissant croire qu’un aileron dépasse de la surface de l’eau, alors qu’il s’agit en réalité d’un bonnet de bain, ou bien en nous surprenant soudainement avec la tête du requin sortie de l’eau à un moment où on ne l’attend pas du tout, Spielberg joue continuellement avec notre peur en nous faisant ressentir un véritable ascenseur émotionnel tout le long du film.
Fort de son succès, et de l’héritage qu’il a laissé par la suite dans le cinéma de grand divertissement, Les Dents de la mer nous amène à nous poser la question suivante : serait-ce possible que la menace de laquelle nous avons le plus peur, soit en réalité celle que l’on ne voit pas ? Sorti en 2022, le film The Batman nous présente la ville de Gotham parcourue par une criminalité abondante qui s’arrête soudainement lorsque le Bat-signal apparaît dans le ciel : les brigands n’ont pas directement peur de Batman, mais de l’idée même que ce dernier puisse se tapir quelque part dans l’ombre, au coin d’une rue, ou bien au-dessus de leurs têtes. Ce qui fait peur au cinéma, et qui est très sûrement valable dans la vraie vie, c’est le danger qu’on ne voit pas, mais qu’on peut percevoir ; c’est la montée d’angoisse lancinante qui nous fait sentir au plus profond de nous-même que le danger est là, et qu’il n’y a rien d’autre que l’on puisse faire à part fuir, ou attendre que la menace se présente enfin à nous…