On a beaucoup lu, parlé, copié, parodié, moqué Les Dents de la mer. Aujourd'hui le film de Spielberg est un tel classique insurpassable qu'aucun cinéaste ou producteur ne s'est encore montré assez fou pour en proposer un remake ou même faire mieux dans le registre du film de monstre marin. Car oui, bien évidemment, Jaws est plus un film de monstre marin qu'un film de requin "réaliste" et crédible. Il faut dire que les ersatz n'ont pas manqué au fil des années, de l'italien La mort au large de Castellari au très bof Meg, en passant par le bourrin Deep Blue Sea, le très réussi The Reef, le médiocre Instinct de survie, et sans oublier bien sûr les quatre suites à la qualité décroissante du chef d'oeuvre de Spielberg. Pourtant, dans un paysage dominé par les grands classiques tels 2001, Alien et Star Wars, Jaws fait quelque peu figure de grand oublié, il est rare que les cinéphiles y reviennent et lui expriment une grande admiration comme c'est le cas pour certains films cultes de Scott, Cameron, Scorsese, Leone, Carpenter ou même Spielberg. Ce qui est injuste et assez ironique, tant Jaws a grandement participé à définir le cinéma-spectacle moderne, deux ans avant la révolution Star Wars. Car Jaws reste le premier pop corn movie de l'ère moderne, celui par qui tout est arrivé. Et c'est aussi bien sûr une des plus grandes réussites de son réalisateur, le génial Steven Spielberg, lequel a pu mener la carrière que l'on sait grâce au succès de son requin.


En 1974, Spielberg a 30 ans et se lance à la conquête du grand écran. Réalisateur longtemps cantonné à la télévision (on lui doit la réalisation d'épisodes de Night Gallery et du pilote de la série Columbo), le jeune homme a vu sa carrière décoller grâce au succès surprise de son premier long-métrage Duel (à l'origine un téléfilm américain, distribué en salles en Europe). Son second film, Sugarland Express, un road-movie audacieux porté par la créativité de sa mise en scène, n'a pas complètement convaincu et s'est vu injustement boudé en salles. De quoi freiner la carrière du jeune cinéaste. Mais c'est pourtant à lui que les producteurs délégués de la Universal Richard D. Zanuck et David Brown confient l'adaptation du best-seller de Peter Benchley, paru quelques mois auparavant. Spielberg accepte sans rechigner, et décèle très vite un énorme potentiel cinématographique dans cette histoire d'attaques de requin. Pourtant, le tournage du film sera un enfer pour le jeune cinéaste, qui sera très vite confronté aux difficultés de tourner en mer (le film a en grande partie été tourné sur l'océan Atlantique) : la chaleur intense, les mouvements de l'eau et les dégâts causés par l'humidité sur l'équipement technique causent de réels soucis au cinéaste et à son équipe durant les quatre mois de tournage. A tel point que Spielberg jurera ses grand dieux de ne plus jamais tourner sur l'eau. Une leçon qui conditionnera bon nombre de ses projets suivants. Le problème le plus célèbre auquel dut faire face le cinéaste et ses techniciens venait de Bruce, son requin vedette. Conçus par Robert A. Mattey, les trois faux requins animatroniques ne fonctionnent qu'aléatoirement du fait de leurs câblages immergés et de leur revêtement plastifié. De ce fait, les caprices du bestiau (ironiquement baptisé Bruce par Spielberg en référence au prénom de son avocat) retardent pour beaucoup les prises de vues. D'autant plus que Spielberg n'est que moyennement satisfait de son apparence et considère très vite qu'il ne peut décemment pas le montrer autant qu'il voulait à l'écran. C'est là que son cas fera école et entrainera toute une façon de penser la terreur à l'écran (Ridley Scott par exemple s'en inspirera beaucoup pour son Alien) : contraint de faire avec cet animatronique peu convaincant, le cinéaste décidera de montrer son monstre le moins possible et invitera plutôt son public à imaginer la créature durant toute une partie du film en défragmentant progressivement ses apparitions. Le pari est néanmoins tout aussi audacieux que risqué, et Spielberg n'a alors aucune garantie que son choix paiera. Dans les coulisses, on commence à murmurer que le jeune réalisateur est fini et que l'échec probable de son film enterrera sa carrière. Les prises de vues prenant du retard et les dépassements de budget ne cessant de grimper, Spielberg est même convoqué en urgence par Sidney Sheinberg, l'irascible patron de la Universal, qui menace alors de tout stopper si le jeune cinéaste ne respecte pas son cahier des charges. Spielberg est alors conscient qu'il joue à ce moment-là sa carrière mais il ne baisse en aucun cas les bras. Selon ses dires : "Si le film doit être un échec en salles, ce sera pour des raisons sur lesquelles je n'aurai aucune prise. Mais on ne pourra pas dire que mon film est mauvais et que c'est de ma faute." Le cinéaste s'applique donc à contourner tous les écueils du projet et livre finalement le film avec trois semaines de retard.


A sa sortie à l'été 1975, Jaws récompense la persévérance de Spielberg par un carton monumental et devient un véritable phénomène qui déferle sur le monde. Son succès est tel qu'il enterre instantanément tous les autres films sortis durant la même période et devient ainsi le premier blockbuster de l'histoire. Et le génie de Spielberg suffit à plonger tous les spectateurs de l'époque dans l'angoisse et la peur de l'eau : cet été-là, et même les suivants, bon nombre de vacanciers impressionnés par les images du film restent sur les plages ou font à peine trempette, et une vague d'aquaphobie déferle sur les plages. La contrepartie est que le requin est immédiatement diabolisé du fait de son monstre-vedette. La peur des attaques de requin étant alors très fortes depuis la vague d'attaques sur les plages du New Jersey à l'été 1917, Jaws finit de donner aux requins une réputation de grands carnassiers à l'intelligence démoniaque, uniquement attiré par l'homme et le gout du sang. Ce qui hélas ouvrira la porte à toutes les confusions et entrainera une chasse plus forcenée des squales à travers le monde, et ce durant des années. Les critiques de différents océanologues comme Jean-Jacques Cousteau ne suffisent pas atténuer l'amalgame, le requin devient le "monstre" mangeur d'homme le plus redouté du globe. Ce que regrettera pourtant Spielberg et Benchley, l'écrivain n'ayant ensuite cessé de défendre la protection des requins durant trois décennies tandis que le réalisateur tentait à l'époque durant ses nombreuses interviews d'expliquer à son public qu'il ne s'agissait que d'un film et que son squale n'avait rien de réel.


Il suffit d'ailleurs de voir la manière qu'a Spielberg de présenter son requin tout au long du film et d'entretenir son aura fantastique. Le monstre est clairement moins un simple grand blanc que la pleine résurgence de tout un pan de la littérature imaginaire, évoquant à lui-seul les créatures monstrueuses peuplant les fonds marins dans les romans de Wells, Verne, Lovecraft et Melville. De tout temps, la figure du monstre marin a alimenté l'imagination des auteurs. Il s'agit à chaque fois d'une métaphore de la peur de l'inconnu et la pleine expression d'une peur atavique, non pas celle de se faire tuer, mais celle de se faire dévorer vivant par un monstre magistralement puissant. Spielberg l'a bien compris et en joue pleinement dans son film et ce dès sa cultissime séquence d'ouverture où il livre en pâture au requin une superbe jeune femme dont le corps sculptural est réduit dans l'imaginaire à un simple morceau de viande. La suggestion employée par Spielberg n'en est que plus dérangeante : pas besoin de montrer le monstre comme le font tous les films d'aujourd'hui via des CGI faciles, la simple détresse de la jeune femme, et son incompréhension de ce qui lui arrive, décuple l'horreur de la scène et renforce la puissance du hors-champ. Le monstre est alors invisible et reste sous la surface, il ne se montrera pas une seule fois. Mais à la violence de l'attaque et à l'expression épouvantée de la jeune femme, on ne peut que comprendre que la puissance du monstre est exceptionnelle.


Et pourtant il s'agit ici a priori d'un simple "requin". Mais son intelligence surnaturelle, sa taille spectaculaire (8 mètres, très proche des 13m du mégalodon) et son agressivité sans commune mesure classent directement le squale du film parmi les grands monstres marins de l'imaginaire fantastique. Le film devient dès lors, tout comme Moby Dick ou la nouvelle Le K de Dino Buzzati, une métaphore de la peur de l'inconnu, symbolisée ici par cet océan immense sous lequel se cache encore des créatures échappant à la compréhension humaine. A travers la trajectoire de son personnage principal, Jaws devient même un authentique récit d'initiation. Roy Scheider incarne ici, avec charisme et intensité, un ancien officier de police de New York venant à peine de s'installer avec sa famille à Amity, une station balnéaire, pour y occuper le poste de shérif. Or Spielberg nous informe très vite via les différents dialogues que la présence de Brody en ce lieu a tout du paradoxe : traumatisé dans son enfance après avoir manqué de se noyer, Brody a une peur viscérale de l'eau (voir cette réplique lapidaire qu'il balance à son épouse lors du diner avec Matt Hooper, lorsqu'elle lui demande de lui rappeler son traumatisme de jeunesse). Martin Brody est un shérif qui travaille volontiers sur les plages d'Amity mais qui demeure incapable de mettre une seule fois le pied dans l'eau. Lors de l'attaque cultissime du requin sur la plage, laquelle confirme toutes les craintes de Brody via le célèbre travelling compensé sur son visage, le "héros" voit le pauvre petit Alex se faire dévorer au loin par le monstre et se précipite vers le rivage pour ordonner à tout le monde de sortir de l'eau. Mais dans la cohue qui s'ensuit, il stoppe subitement sa course au bord de l'écume des vagues, comme s'il se refusait d'aller plus loin. Tout le restant du film le verra ainsi affronter progressivement sa peur, d'abord en prenant place dans l'Orca et en se confrontant à un modèle de virilité cynique incarné par Quint, le terrible chasseur de requin, sorte de capitaine Achab modernisé (dans le scénario original, Quint devait d'ailleurs mourir de la même façon qu'Achab dans Moby Dick) et véritable loup de mer vociférant contre les éléments, puis en affrontant le terrible monstre dans l'acte final. Seul et livré à lui-même, alors que Quint s'est fait avoir par le monstre et que Hooper a disparu, Brody se réfugie en haut du mat à mesure que l'Orca sombre en mer, menaçant de l'engloutir rapidement et de le livrer ainsi en pâture au requin. Or il ne s'agit plus pour Brody d'avoir simplement peur de l'eau. Dans un plan magnifiquement cadré, Spielberg filme Brody en plongée, se tenant fermement en haut du mat, fusil en bandoulière, alors que plus bas dans les flots déchainés, le monstre s'impatiente de pouvoir l'atteindre et le dévorer. L'immense requin incarne ici la matérialisation fantastique de l'angoisse qui a conditionné Brody toute sa vie depuis sa noyade. En l'affrontant seul et en le tuant, Brody triomphe par la même occasion de sa peur phobique de l'eau et peut revenir victorieux et métamorphosé parmi les siens.


Les Dents de la mer est donc un film moins simpliste que beaucoup voudraient le croire. Il ne s'agit pas ici seulement d'un bête film de monstre enchainant les mise à morts les plus traumatisantes mais d'une oeuvre spectaculaire centrée sur le description de ses personnages et la manière qu'ils ont de cohabiter. Toute la deuxième partie du film s'articule ainsi autour des liens conflictuels unissant les personnages de Quint, Hooper et Brody à bord de l'Orca. Un passage qui voit d'ailleurs le personnage de Brody s'effacer au profit des deux modèles de virilité différents incarnés par Richard Dreyfuss et Robert Shaw. Une manière aussi pour Spielberg de jeter les ponts entre Jaws et son tout premier film Duel. Les deux long-métrages ont ainsi bon nombre de points en commun, ne serait-ce que par le voyage de leurs héros respectifs, a priori castrés l'un et l'autre par leurs femmes (Brody est materné par son épouse quand David Mann se voyait engueulé au téléphone par la sienne). Les deux "héros" sont ensuite poussés à affronter un antagoniste à l'agressivité surnaturelle dans de grands espaces (le désert pour Duel, l'océan pour Jaws) dépeuplés et à puiser dans toutes leurs ressources pour le vaincre.


Il convient d'ailleurs à ce stade de se souvenir de la manière dont Spielberg filmait son camion vedette dans Duel, à la manière d'un monstre à la volonté propre et incompréhensible, le chauffeur restant étrangement hors cadre tout du long du film. Duel peut ainsi se voir aujourd'hui comme le premier film fantastique de Spielberg et aussi son premier film de monstre. A la fin, le camion chutait dans un ravin dans un hurlement de tôle semblable à un cri de monstre à l'agonie, une comparaison sciemment recherchée par le cinéaste (qui a tenu alors à ajouter ce "cri" lors de la chute du camion). D'un point de vue symbolique et formel, on peut même considérer Duel comme le prototype de Jaws : il permet au cinéaste d'adopter déjà sa ligne de conduite pour formaliser la peur à l'écran. Le monstre est agressif, imposant et inhumain, il est un anachronisme de l'époque moderne, sa seule existence est impossible. Il est aussi une authentique figure malveillante, vouée à poursuivre et détruire les protagonistes sans raison évidente. S'il emploiera volontiers en 1993 les mêmes techniques narratives dans Jurassic Park (héros maladroit sortant de sa zone de confort, longue mise en place de la menace, apparitions défragmentées du monstre), Spielberg se révélera néanmoins plus ambigu sur la nature de ses dinosaures : certains ne sont que des prédateurs défendant instinctivement leur territoire (ce qui se trouve confirmé par le propos du Monde Perdu) quand d'autres, tels les vélociraptors, révèlent eux aussi, à l'image du requin de Jaws, une intelligence et une agressivité proprement surnaturelles.


Spielberg a ainsi souvent une propension à faire appel au fantastique pour expliquer la nature de ses intrigues. Jaws n'y échappe en rien et se révèle être un formidable film fantastique et le modèle aujourd'hui insurpassable dans le genre du film de monstre marin. Comme je l'écrivais plus haut, on peut d'ailleurs remarquer sa place à part dans la paysage culturel moderne dans le fait qu'il n'a toujours pas été "remaké". Là où bon nombre de films cultes des années 70, 80 et 90 ont eu droit à leurs remakes et reboots inutiles (The Thing, Robocop, Total Recall, Ghostbusters, Terminator Genisys, Star Wars Le Réveil de la force et on parle beaucoup d'un reboot de la franchise Alien), Jaws fait figure de film "intouchable" au même titre que 2001 l'odyssée de l'espace, Rencontres du troisième type, Retour vers le futur et Le Bon, la Brute et le Truand. La tentative de refaire le film serait de toute manière vouée à l'échec et il est évident que bon nombre de cinéastes le savent déjà : à une époque où priment les monstres en CGI filmés sous tous les angles, la mécanique narrative de Jaws devrait être totalement revue et perdrait immanquablement de sa force. Qui plus est, aucun cinéaste actuel n'a le génie formel et la malice du Spielberg des débuts, quand ce dernier nourrissait chacune de ses scènes par des idées de mise en scène originales. En ce sens, il suffit de revisionner Jaws et de s'attarder sur la réalisation de Spielberg pour y remarquer toute son inventivité visuelle. Le cinéaste faisait ici fi de toutes les conventions d'alors pour dynamiser sa narration. A un style faussement classique, Spielberg apposait des idées novatrices et alignait autant d'entrées dans le champs, de double focales et de cadrages multi-angulaires pour déjà se démarquer du travail de n'importe quel tâcheron. Il fait vivre ses personnages à l'image, appuie visuellement le subtil rapport de force qui s'établit entre eux et joue pleinement du hors-champs et des apparitions fragmentées de son monstre pour révolutionner le cinéma-spectacle de son époque. Le score mythique de John Williams est aussi pour beaucoup dans la réussite de la mise en scène, notamment grâce à son célèbre thème qui, de l'aveu-même du compositeur, sert moins à favoriser la montée de la tension chez les spectateurs qu'à souligner la pression artérielle du requin avant chacune de ses attaques. De ce fait, Spielberg l'utilisera intelligemment à l'image et se gardera bien de l'utiliser lors de la farce des deux enfants terrifiant les nageurs avec leur faux aileron. Tout ce qu'on pourra finalement reprocher au film (si l'on ne veut pas comprendre l'époque et le contexte dans lequel il a été réalisé) est l'aspect parfois un peu trop fake de son requin lors de ses apparitions finales. Et encore, Spielberg limite du mieux qu'il peut la visualisation du monstre et choisit les meilleurs angles de cadrage pour remédier au problème.


Condamner le film pour cette seule scorie technique serait ainsi d'une grande sottise. Jaws reste un des meilleurs films fantastiques et d'horreur de notre temps et ce, malgré la tonne de monstres en CGI et en animatroniques qui lui ont succédé au fil des décennies. Bourré de scènes cultes, le film de Spielberg ne peut toujours que provoquer l'admiration. De sa tétanisante séquence d'ouverture à son final échevelé, en passant par la première apparition du squale (et cette réplique inoubliable de Brody "On va avoir besoin d'un plus gros bateau"), la scène où Brody voit son fils imiter sa gestuelle, et le monologue culte de Quint sur le naufrage de l'USS Indianapolis (dont l'écriture est attribuée à l'intervention successive de Spielberg, Gotlieb, Coppola, John Milius et Robert Shaw), tout contribue à faire des Dents de la mer une réussite intemporelle, propre à être jalousée par bon nombre de cinéastes d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Pourtant, tout aussi importante puisse être sa place, Jaws est un film renié à demi-mot par son réalisateur. Spielberg ne s'est ainsi jamais caché de ne pas porter dans son coeur son premier grand succès. Enfanté dans la douleur, Jaws est un film où Spielberg considère qu'il a été trop loin dans la violence et auquel il rapporte trop de mauvais souvenirs. Comme il le disait d'ailleurs dans son entretien avec James Cameron sur le plateau de l'émission Histoire de la Science-Fiction en 2018, c'est le film qui a été pour lui le plus difficile à concevoir mais qui lui a permis aussi de se dépasser. Les Dents de la mer a ainsi grandement conditionné l'oeuvre de Spielberg et l'a aidé à améliorer son style et sa manière de travailler. Il est non seulement la bête noire de son auteur mais aussi son oeuvre la plus indissociable et fondatrice.

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le 23 sept. 2020

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Buddy_Noone

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