[Mouchoir #55]
Cette rapide rétrospective Griffith à la Cinémathèque m'aura permis, en plus de la découverte tant attendue sur grand écran, de trouver que ce qui m'intéresse chez le cinéaste américain se confond avec ce qui me dérange : son attrait pour réécrire l’Histoire.
Je m’explique en prenant Les Deux Orphelines dont je ne dirai malheureusement rien, me servant seulement du film comme fenêtre de discussion. Je pense que Griffith cherche, avec le cinéma, à s'attaquer à l'Histoire et à faire rentrer les Etats-Unis dans celle-ci, à part entière, à un moment charnière de l’Histoire justement où ils ont un rôle à jouer. Certes, comme l'a dit Barthélemy Amengual « Griffith est un homme du 19ème qui fait des films au 20ème », mais en prenant en compte le contexte historique de la Première Guerre Mondiale, on se rend compte qu'il y a là un nœud plus complexe. Griffith tire son idéologie de thèses sudistes auxquelles il adhère presqu'aveuglément, sans trop les remettre en question (papa KKK oblige), ressassant la Guerre de Sécession et calquant son modèle au monde entier (les guerres filmées rappellent souvent Naissance d'une Nation (1915), dans le commentaire et la façon de filmer, notamment celles de Coeurs du monde (1918)), ce qui en fait un homme passéiste. Pourtant, Griffith sent que son pays autour de 1914 est une force grandissante qui sera au tournant du siècle, et que son art détient un pouvoir immense de propagande par l’image dont il peut se servir pour faire des Etats-Unis et leur idéologie politique de l'époque les héros de toujours – du passé donc, mais aussi d’aujourd’hui, et pourquoi pas passer de l’un à l’autre en faisant des analogies historiques.
Donc passéiste oui, mais très conscient des possibilités contemporaines et de son pouvoir. Position de pouvoir parce que la méthode Griffith est souvent la même, joue sur notre attrait pour l’imaginaire et les histoires, brouille les pistes et affine une nouvelle définition au cinéma. Certes il y a toutes ces innovations techniques et de récit décuplé par le montage, mais ce que trouve surtout à mes yeux Griffith dans le cinéma, c’est une façon cohérente de présenter des morceaux de l’Histoire comme objectifs, alors que les faits présentés sont pour une partie non négligeable des mensonges ou des façons de tordre la réalité historique à des fins purement idéologiques.
Certes on pourrait avoir le même débat avec le cinéma soviétique, mais la méthode diffère. La méthode Griffith – contrairement à celle d’Eisenstein par exemple – cache sa manigance ; montage pas totalement invisible, mais qui n’investit pas de raccord affiché et qui cherche à gommer ses collures, ses rapprochements poétiques et politiques, ses approximations historiques, ses hétérogénéités (les intertitres de Coeurs du monde parlent parfois de soldats français, alors qu’il s’agit de plans d’actualités achetés par Griffith montrant le front austro-hongrois).
Il joue des affects, tout en se plaçant supposément dans le camp objectif de l’Histoire, sort l’argument de l’intolérance pour celleux qui le traitent de raciste ou d’anti-communiste, met en scène valeureusement les conflits pour finalement vouer ses scènes finales à la paix, la démocratie pacifique, la rédemption par l’image de Jésus. Et peut-être le plus contestable dans tout ça, c’est sa multiplication de notes d’intertitres visant à pointer les détails de reconstitution dans les scènes, pour mieux cacher ce qu’il ne veut pas dire (les véritables raisons de l’assassinat de Lincoln par exemple qui entacheraient l’image des sudistes contre l'idée de démocratie, alors que le balcon est impeccablement reconstruit), tout en voulant nous prouver qu’il a fait des recherches historiques et que son jugement est donc juste (voir le traitement fait dans le film ici à Robespierre et l’anachronisme absolu d’appeler son régime de l’anarcho-bolchévisme).
Bon, et pourquoi c’est fascinant tout de même ? Eh bien parce que Griffith se sert de tous les moyens du cinéma pour tordre l’Histoire, pour retourner toutes les situations à son avantage par une rhétorique de l’image et du montage, et qu’il arrive plutôt bien à nous emporter avec lui, car cela touche à notre amour même du cinéma. C’est se servir de l’histoire contre l’Histoire. Nous aguicher à l’aide de faux détails, de commentaires too much mais fait d’analogies savoureuses même dans leur anachronisme, d’affects faits de gros plans et de travellings dantesques, de parallèles qui nous font voyager les époques et les lieux, de collures invisibles nous confortant dans le flux du récit, tout ça pour dresser un grand portrait du monde en paix tel qu’il pourrait l’être. Les Etats-Unis nous ayant sauvé de tout ce qui ne leur ressemble pas sans l'exposer de la sorte, car ils se disent à travers les mots de Griffith tolérants, équilibrés, unificateurs, pleins d’amour pour leur prochain. En quelques films et quelques années, Griffith aura libéré les puissances du cinéma, réussi à conter une idéologie, pour ce que cela produira de meilleur comme de pire.