Aimez-vous les uns dans les autres
Dès les premières images du film, dès la première séquence, on a compris. On croit avoir compris, du moins. Le roi Louis XIII, "vêtu" d'une coque en coquille Saint-jacques et de platforms shoes argentées, interprète la Naissance de Vénus. Vénus, c'est lui évidemment. La foule des courtisans, flagorneurs ou ravis, applaudit à tout rompre - pendant qu'un Richelieu sans barbiche mais avec des petites lunettes cerclées pense à autre chose et bâille.
Ce sera donc provocation,outrance, grand guignol (et j'ajouterai génie, mais ce n'est là que point de vue personnel). Ken Russell décline donc, une nouvelle fois, la formule désormais rodée avec ses biographies de grands artistes - on prend appui sur des faits, des événements, des personnages attestés et on explose tout ça pour arriver à une oeuvre strictement personnelle et délirante. Louis XIII, Richelieu et les autres ne seraient donc que des caricatures; mais le décor, les machineries du théâtre, la représentation de la mer en mouvement et du soleil correspondent bien aux trucages de l'époque, on est au spectacle, on n'en sortira pas, mais la toile de fond n'est peut-être pas si outrée.
Outrance sans doute - mais jusqu'à quel point ?
Cette chronique fait suite aux deux critiques récentes et excellentes de Guyness et de King Rabbit :
http://www.senscritique.com/film/Les_Diables/critique/21223366
http://www.senscritique.com/film/Les_Diables/critique/19440089
Elle ne vise pas la redondance - mais plus modestement à donner encore plus l'envie de découvrir Ken Russell, quelques temps après sa mort - metteur en scène immense, provocateur baroque et délirant, et dont les Diables est peut-être le meilleur film (en réalité la grande période de Ken Russell s'étend sur une petite décennie, de 1969 à 1977, de Love à Valentino).
Les Diables, c'est d'abord une oeuvre totalement maîtrisée :
LA MISE EN SCENE,
entre plongées et contre-plongées abyssales (témoignages évidents de la puissance et de son revers), passages saisissants de la couleur au noir-et-blanc (pour les rêves de la nonne, mais avec une toute autre valeur à la fin, on y reviendra) et ruptures de rythmes entre plages reposées (autour de la figure de Grandier) et accélérations saisissantes qui culmineront au moment de l'exorcisme grotesque,
LES DECORS,
non seulement les extraordinaires murailles de briques blanches (presque plus spectaculaires lorsqu'elles auront été abattues), tout droit sorties de l'expressionnisme allemand, mais aussi le décor de l'église, les murs abstraits, les perspectives architecturales vertigineuses, qui pourraient faire songer aux toiles de Lyonel Feininger,
LES COSTUMES
dans la même veine, baroques - et par instants totalement délirants. A l'époque, au XVIème siècle, la mode était déjà aux lunettes à la John Lennon, portées avec beaucoup d'élégance par Richelieu et par le père Barré, exorciste aussi effrayant que grotesque, quasi sosie de Ray Manzarek, le récemment défunt organiste des Doors, interprété par Michael Gothard (que l'on reverra, cette fois en hippie ... dans la Vallée de Barbet Schroeder). Les Diables, c'est aussi un film pop,
LE MONTAGE,
entre les quatre lieux, les quatre centres d'intérêt,
- la cour autour de Louis XIII et de Richelieu (deux scènes grandioses)
- la bande des comploteurs, par duplicité, par jalousie, par folie mystique, par peur - et par une manipulation politique, qui finira par avoir la peau de Grandier,
- les nonnes autour de Soeur Jeanne des Anges, plus frustrées que mystiques, jusqu'à l'hystérie absolue,
- et Grandier lui-même, bien sûr, d'abord lointain et cynique, puis adepte conscient d'une cause qui le dépasse, celle de l'humanité, de sa ville, la sienne aussi mais au-delà de lui-même, pour laquelle il ira jusqu'à se sacrifier,
Ces quatre histoires, même lorsqu'elles évoluent en parallèle, semblent toujours intimement liées, tant les rythmes, les pauses, les relances et les enchaînements s'articulent avec la plus grande des précisions,
LES ACTEURS,
parfaitement dirigés, magistraux, notamment les deux principaux,
- Oliver Reed, énorme, à la fois tonitruant et profond, jamais aussi maître de son art que lorsqu'il est conduit par Ken Russell (son double), définitivement charismatique. Oliver Reed est ici confondu, aussi bien dans la représentation de la soeur qu'au final, avec l'image du Christ, celui de la dernière Tentation ou celui de la mort expiatrice; il descend de la croix, marche sur les eaux, meurt pour porter les péchés du monde ... Oliver Reed est sans doute un sosie approximatif de Jésus - mais avec son allure, sa conviction, et encore une fois son charisme, cela le fait;
-Vanessa Redgrave, dans le rôle de la mère supérieure, bossue, frustrée, hystérique, folle, à la fois belle (sa longue chevelure qui s'échappe) et horrible, totalement possédée (c'est le terme qui convient), aliénée, dans ses gesticulations, et peut-être plus encore ses petits cris, ses sifflements ...
LE PROCES DE JEANNE D'ARC
Grandier, glabre, crâne rasé, filmé en gros plan face à ses juges, qui à aucun moment ne renie ses engagements, ne cède, ne concède ... La référence à Carl Dreyer est évidente et l'on commence à comprendre que les Diables n'est pas seulement un film d'esbrouffe, de provocation, de mauvais goût, exécuté par un brillant faiseur ...
L'outrance est là certes, omniprésente, elle culmine avec l'exorcisme grotesque, proposé en public et surjoué par le père Barré devant une foule hilare; elle culmine avec les séquences hystériques, orgiaques, masturbatoires (d'ailleurs très réduites au montage) des nonnes en folie, toujours sous les yeux de ce même public. Elle est très présente dans la présentation hyper réaliste de l'époque, les corps morts empilés, ravagés par la peste, les charniers, le spectacle des squelettes de suppliciés, grouillant de vers, liés sur les roues surélevés; dans les pustules éclatant sur le visage enflammé de Grandier, dans la relique, offerte à la soeur, du tibia calciné ...
Le réel est loin, celui de l'époque consciencieusement mis à mal, mais il est en même temps très présent, à la fois très actuel et universel.
Le combat de Grandier est multiple, essentiel et désespéré - et la religion à l'arrivée est sans doute très loin : combat contre toutes les superstitions qui asservissent (celles de la science comme celles de la religion), combat pour le corps, pour l'épanouissement physique et contre ceux qui cherchent à l'interdire, contre l'asservissement des dictatures et contre toutes les injustices. Et ce combat est nécessaire et inégal - l'argumentation développée dans le procès de Grandier est sans doute inepte et manipulée, mais elle fonctionne.
Une oeuvre libertaire (pas un manifeste), contre toutes les intolérances ...
Lors de l'ultime séquence, magistrale, on aura enfin compris : retour à un noir-et-blanc qui ne doit plus rien au rêve, une jeune femme (l'épouse de chair et d'âme de Grandier) franchit le chaos saisissant des murailles écroulées, elle s'éloigne sur une longue allée bordée de deux rangées de perches surmontées de roues et de suppliciés.
Les Diables - film essentiel et désespéré.
P.S. le titre de la critique est sans doute contestable mais son mauvais goût assumé me semble assez conforme à l'esprit du film et à la démarche de Ken Russell.