[SanFelice révise ses classiques, opus 31 : https://www.senscritique.com/liste/San_Felice_revise_ses_classiques/504379#page-1/ ]
Les Enfants du paradis, c'est une véritable mythologie. Classé, à la fin des années 80, "meilleur film français de tous les temps", c'est le sommet de toute une certaine production cinématographique, ce cinéma de studios avec des dialogues ciselés et une pléiade d'acteurs.
Mythique casting : Arletty bien sûr, le formidable Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Pierre Renoir (frère ainé du réalisateur Jean Renoir), Paul Frankeur mais aussi une série d'acteurs complètement oubliés de nos jours, en tête desquels trônent l'immense Marcel Herrand qui tient là un des rôles les plus importants de sa carrière et Louis Salou.
Mythique équipe technique également : tourné en zone libre sous l'Occupation, le film réunissait quasiment tout de ce qui restait de bons techniciens en France à l'époque. C'est sûrement là qu'il faut chanter, une fois de plus (mais on ne le fait jamais trop) les éternelles louanges d'Alexandre Trauner, un des plus grands génies de l'histoire cinématographique, le maître incontesté des décors, auquel feront appel René Clair, Billy Wilder, Orson Welles, John Huston, Tavernier, etc.
Mythique enfin est l'époque où se déroule le film. Même si la présence de personnages authentiques (Lacenaire, Deburau, Lemaître) permet de situer l'action à une période plus ou moins précise, la réalisation de Carné donne une impression d'éternité, comme si, en remontant ce Boulevard du crime, on retournait à des temps antiques, immémoriaux, quasiment légendaires.
Mythique, par-dessus tout, est le scénario de Prévert. Parmi tous les scénarios que le poète avait déjà écrits (c'était sa sixième collaboration avec Carné, et il avait aussi écrit pour Renoir, Allégret, Autan-Lara...), c'est peut-être celui qui reprend le plus les thématiques personnelles de son oeuvre littéraire. Les Enfants du Paradis, c'est la transposition en images du monde de Prévert. Tout y est : la liberté de Garance
("Vous êtes libre
_ Tant mieux parce que moi j'adore ça, la liberté")
ou Lacenaire
("depuis longtemps j'ai déclaré la guerre à la société"),
le rejet de toute forme de contrainte, la méfiance envers les autorités et tout ce qui représente l'ordre et l'institution (voir tout le discours de Lacenaire contre l'institution scolaire, qui a fait de lui ce qu'il est).
Deburau est un personnage typiquement "prévertien". Un petit gars lunaire, rêveur, qui se réfugie dans son monde onirique pour fuir une réalité trop triste : combien de fois rencontre-t-on un tel personnage dans les poèmes de Prévert ?
Et l'amour. Bien entendu, l'amour. L'amour qui se cristallise autour de Garance (bien malgré elle, d'ailleurs), autour de laquelle tournent Frédéric, Deburau, Lacenaire et le comte. Quatre personnages, quatre amours différents. Lacenaire, du haut de sa fierté, n'osera jamais avouer cet amour, mais on en sent toute la douleur dans son aigreur. Le Comte voit Garance comme une marchandise et cherche à l'acheter ; son amour est mortifère puisqu'il emprisonne la jeune femme, ce qui est le pire crime possible aux yeux du scénariste. Frédéric, finalement, est le seul à la voir comme une femme : il n'y a qu'à voir cette scène d'ouverture où, n'ayant réussi à la séduire, il va en voir une autre.
Quant à Deburau... Pour lui, Garance est une déesse. Il n'y a qu'à voir le rôle qu'il lui donne dans la pantomime qu'il a créée : une statue, l'Amour personnifié, qui reprend vie. Et la réalisation de Carné lui donne raison : Garance ne semble pas de ce monde. Sa beauté, ses gestes, ses postures, tout la renvoie à une réalité surhumaine.
De fait, personnellement, je ne trouve pas que le trio Frédéric-Garance-Deburau soient les personnages les plus intéressants du film. Je leur préfère largement Lacenaire et Nathalie. Nathalie (Maria Casarès, prodigieuse), la femme abandonnée, celle qui croit à son bonheur, qui aime à la folie mais qui sait qu'un danger permanent la menace. Celle qui comprend ce que signifie le retour de Garance. Celle qui est laissée seule dans la chambre alors que Deburau court après son amour, son seul et unique amour.
Et Lacenaire, personnage sombre mais complexe, fascinant, sarcastique. On devine toute la douleur intérieure qui le conduit au crime (un crime qui est une forme de suicide), un amour qu'il se refuse d'avouer par une forme de snobisme racaille. Son discours sur l'absence de différence profonde entre tragédie et vaudeville est exceptionnel, et l'intériorité du jeu de Marcel Herrand est un modèle.
Les Enfants du Paradis, c'est aussi, bien entendu, un film sur le théâtre. Un hommage aux saltimbanques, à ceux qui dédient leur vie au spectacle. Le film repose sur l'opposition entre le théâtre de rue, celui des saltimbanques et des pantomimes justement, et celui "sérieux" des textes appris par coeur et joués sur scène. D'un côté le mime Deburau, de l'autre le comédien Lemaître.
Cette opposition en cache une autre. En voyant les scènes jouées par le mime, j'ai immédiatement pensé au "tramp" de Chaplin, autre personnage lunaire et émouvant. Il est évident qu'ici se montre une passation de pouvoir, la fin du cinéma muet et le début du parlant (on rappelle que Prévert, comme les surréalistes auxquels il était un moment affilié, avait critiqué l'arrivée du parlant en disant que cela ferait perdre au cinéma sa poésie).
Un personnage dit "vous parlez tout le temps, on se croirait au théâtre" : c'est bien cela aussi un des enjeux du film : effacer la frontière entre le théâtre et la vie réelle. L'un des exemples les plus significatifs du film se trouve lors de la première apparition de Deburau : par le mime, il disculpe Garance accusée par erreur de vol à la tire. Le jeu théâtral et la réalité se mêlent, et ils resteront mêlés pendant tout le film.
Aussi bien par son travail technique, par son jeu d'acteurs que par son scénario, Les Enfants du Paradis constitue un des plus grands films du cinéma français. Une oeuvre onirique et superbe.