Tandis que, tout minot, haut comme quatre pommes, il m'était donné le privilège de me rendre dans les salles obscures, une étrange angoisse s'emparait chaque fois de moi : se pouvait-il que les autres spectateurs fomentaient ce petit théâtre de lumière dans l'unique but d'espionner mes faits et gestes et disséquer ce qu'ils révélaient de mon conatus ?
À chaque séance, je me livrais alors aux observations les plus minutieuses afin de déjouer les tactiques de ceux qui faisaient mine d'être mes compagnons de galère. Lorsqu'on me questionnait sur le contenu de tel ou tel métrage, je ne déclarais non pas : « oh, il s'ouvre sur une série de plans d’hémérocalles dont le mouvement s’avère défini par le premier plan, qui dans un glissement latéral progressivement descendant finit, alors qu’il était parti d’un champ (mais d’un champ balayé de l’extérieur, déjà capté en tant que surface plane), par s’attacher au relief des fleurs, ou mieux : à l’eau d’un récent arrosage qui vient affleurer à la surface des pétales, à la torsion que le poids de cette eau parfois leur impose, aux étamines gracieusement secouées par le vent » ; mais bien plutôt : « il y avait la Christine, qu'elle était mal embouchée, par trois fois elle a tourné le nez vers moi mais je suis resté impassible, elle n'a rien pu lire en mon regard, puis ç'a été le Francis, qui mastiquait son Malabar, et c'est avec ça qu'il croit me leurrer ? ha, ha, c'est pas au vilain chien qu'il va apprendre la cabriole ! ».
De fil en anguille, cette première angoisse de cinéma se métamorphosa en une seconde peut-être plus funeste encore : n'étais-je pas moi-même en train de devenir un de ces spectatueurs prêts à percer la peau de n'importe quel malheureux absorbé dans le noir du temps ?
Tel est aussi le célèbre enjeu de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. Il fallait un auteur neuf pour remettre au goût du jour cette fable immémoriale dont on croyait tout connaître. Le bon monsieur Meunier – meunier tu dors, ton moulin bat trop fort, évacuons sans délai les facéties de mauvais aloi – a été fort inspiré en s'attelant à pareille tâche, car Les Espions nous démontre une nouvelle fois que c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures confitures.
Placé, par son titre, sous le haut-patronnage de Herr Fritz Lang, ce petit bijou d'ingéniosité nous transporte dans l'univers libidinal des étudiants en arts du spectacle de Lugdunum, l'oppidum de lumières. D'aucuns jugeront qu'ils ne sont pas très bien fagotés, difficile de leur donner tort, mais les aventures qu'ils vivent ne manqueront pas de raviver en chaque spectateur les vestiges de sa propre cinéphilie.
Premier acte de modernité qui pourra désarçonner, les hommes sont ici joués par des femmes et l'ours par un homme, mais les philosophes nous ont depuis longtemps inculqués que tout ceci n'était que contingence et nous savons gré au metteur en scène de ne pas se censurer pour complaire à quelques mal lunés restés sur la touche. Au tour ensuite de la mécanique des regards de déployer sa cohorte de phantasmes mutiques. Bien sûr, la fatalité de la fable et la passivité de ses protagonistes sont passés de mode, les gens sont maintenant libres de faire ce qu'il leur plaît, l'époque n'est plus à enfermer ses désidératas à triple tour au fond de son slip (quoiqu'on ne rappellera jamais trop de veiller à ne jamais importuner son prochain). Le petit prodige ardéchois (de sol) a fort bien compris cet élément déterminant de la contemporanéité et ses personnages ne pouvaient pas, tels l'ours et les hommes, rester sans agir.
Ainsi, par une palabre lovée au creux d'une oreille, un mot sans motif délicatement énoncé comme acte pur, nos larrons parviennent à disséminer leurs rêves et à faire tomber les châteaux de sable qui les séparaient du monde. Il conviendra d'admirer longtemps le jeune maestro breton (de sang) pour ce procédé virtuose qui, à la fois, réactive une fable séculaire dans sa tradition non verbeuse et brise le quatrième mur du jeu voyeuriste, source de tant de frustrations. Or, grâce à la chute de cet ultime écran, c'est nous, quart exclu du public, qui sommes amenés à nous unir d'un même chœur aux trois héros du mythe pour former la base d'une pyramide désirante propre à édifier en chacun la foi en tous les possibles.
Lever la cloche d'une passion bouillante, déchaîner les chambardements intérieurs, s'évader des frontières de tous les signifiants, aucun interdit ne pourra plus contenir quiconque aura la chance de mêler son regard aux devenirs de ces joyeux drilles. Certes, leur audace ne se verra pas récompensée dans le champ de ce métrage, mais elle initie en nous une révolution sans fin qui, d'acte manqué en acte toujours déjà manqué, sera à même d'inverser le cours des astres.
L'industrie du cinématographe offre bien peu de place à ses produits courts. S'il en est un que nul ne devra ignorer en 2019, c'est incontestablement Les Espions du bon monsieur Meunier, dont l'amour de la chose filmée, encore exempte de l'autorité des théoriciens, nous assure que la relève du cinéma français est en marche. Peut-être l'auteur choquera-t-il quelques vieux briscards, réactionnaires ou aficionados intransigeants, mais s'il s'est attaqué au monstre sacré de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours, c'est qu'il a justement perçu en la double sujétion au cœur de sa morale, le fondement de la science des retournements qui préside à toutes les révélations. Nul doute que Herr Fritz Lang eut été fier de lui.
En tous les cas, ce petit joyau joliment cubiste nous donne force de courage pour affronter la vie.
https://www.youtube.com/watch?v=Sffbj9lBgkI