Michel Franco est tout aussi controversé que son maître, Michael Haneke. Nous pouvons le constater avec les moyennes SensCritique ou Allociné relativement médiocres, mais également par les termes utilisés à son encontre.

Le moindre que l'on puisse dire, c'est qu'ils sont peu flatteurs... En effet, comme pour Haneke (même si pour ce dernier c'est différent, puisqu'il bénéficie d'une réputation solide depuis les années 90 et du respect d'un grand nombre de critiques et de cinéphiles de manière générale), le réalisateur de "Después de lucìa" est souvent caractérisé comme "sadique", "pervers", "méprisant" (d'après ses détracteurs envers ses propres personnages et les spectateurs) et surtout "manipulateur".

Les réactions sont donc souvent violentes. Est-ce justifié? Est-ce la faute des méthodes de Franco? Est-ce un artiste manipulateur et pervers?

Rappelons la base : un cinéaste manipulateur vise, en projetant son film à un public (donc via un rapport déséquilibré entre le réalisateur et les individus qui sont soumis à sa création), à ce que ce dernier soit comme "tordu" et contraint à avoir une certaine réaction émotionnelle ou à épouser un type de discours dans le cas d'un film de propagande. Le cinéaste manipulateur est donc celui qui use des facilités de mise en scène pour que son cahier des charges soit validé. Alors quel nom me vient en tête pour illustrer cette notion? Eh bien, je dirais Steven Spielberg.

Steven Spielberg use volontiers des thèmes musicaux pompiers de John Williams pour mettre son public dans un état de sidération (Jaws), de fascination (Jurassic Park) ou de grande tristesse (Schindler's list). Steven Spielberg n'a pas confiance en son public et ne compte pas lui soumettre des scènes ambigües ou qui pourraient le questionner/le déranger. Lorsque le spectateur ressort, qu'il soit français, américain, coréen, algérien, sud-africain ou australien (ses films étant des produits avec une visée internationale), il doit avoir peur à 5:22, puis être soulagé à 6:05, puis rire à 33:25, pleurer à 45:12. C'est donc tout une méthode pour qu'il puisse atteindre son but! Que ce soit dans les scènes où les membres d'une famille pleurent des torrents de larmes au ralenti dans son biopic (The Fabelmans), dans la reconstitution en noir et blanc d'un camp de la mort, suspens à l'appui (Schindler's list) ou lors de jump scares peu coûteux en originalité mais diablement efficaces (Jaws, Indiana Jones, etc.), nous observons qu'il utilise des procédés sûrs de fonctionner et loin d'être révolutionnaires pour faire ce qu'il veut des émotions du spectateur. Pourtant, Steven Spielberg ne génère pas autant de haine que Franco. À vrai dire on l'aime. D'ailleurs, moi aussi je l'aime, "Jurassic Park" a marqué ma jeunesse. On ne le considère pas comme un cinéaste manipulateur et sadique... non ça c'est Franco, c'est Haneke, ou encore Ostlund en Suède ...

Mais ils font quoi eux? Que fait Franco?

Ils dirigent des acteurs et tentent d'arracher de la justesse, que ce soit dans les phrases les plus anodines ou dans les gestes. Les personnages évoluent dans des plans fixes, exclusivement du "plan séquence". La musique extradiégétique, souvent utilisé pour pousser le spectateur à voir le plan à travers un filtre émotionnel particulier, est absente. Et pour un grand nombre de scènes, les problématiques sont tellement complexes et les non-dits tellement nombreux que les interprétations sont très différentes d'un spectateur à l'autre. En fait, on peut être profondément gêné, mal à l'aise, ne pas savoir quoi penser de tel personnage (tous les personnages étant au final dans une zone grise, avec des bonnes actions et des mauvaises), mais ... on est libre.

Michel Franco a une confiance totale en son spectateur.

Il sait que tous les spectateurs ne ressentiront pas la même chose à 33:12 ou à 01:12:02. Il sait qu'il y aura des débats sur le fond, sur l'attitude des personnages que nous voyons évoluer à distance dans ces cadres illustrant des situations et non la psyché d'un personnage, évitant ainsi de trop orienter les spectateurs. Chaque plan fait donc l'objet d'une dissection froide de la part du spectateur laborantin. Franco est donc beaucoup de choses... mais il n'est pas un manipulateur.

Il n'est donc pas méprisant envers le public, et ne l'est pas non plus envers ses personnages dont il respecte la complexité.

Il y a par contre un constat que je partage avec ses détracteurs, ce sont les ellipses importantes, parfois privant le spectateur de certains points scénaristiques. Comme tous les grands, Franco sait que le cœur du cinéma ne réside pas dans un scénario, mais dans la mise en scène. Comme pialat, il dégage le gras de son film et ne garde que les plans importants. Et puis, cela permet d'obtenir des zones obscures, des non-dits, d'avoir l'impression que beaucoup de choses sont cachées sous le tapis.

En effet, comme notre barbu autrichien dans "Le septième continent", "Caché" ou "Le ruban blanc", la sur explication et le surlignage ne sont pas dans le programme. Franco préfère les zones troubles, les béances qui feront cogiter le spectateur. Ainsi, il n'est pas seulement libre, il travaille et construit avec le film. Il n'est pas passif, il ne fait pas que subir ce qui se déroule devant ses yeux, il est actif.

Quand est-il du metteur en scène Franco?

La première scène, un plan séquence donc, est une démonstration hallucinante de son art. Comme Hitchcock au début de "Fenêtre sur cours", son exposition est brillante et donne des clés quasiment sans le moindre dialogue. Il expose les tensions et le malaise familial en un plan d'introduction. Pas besoin de voix-off, ni de musique, tout est là, dans ce qu'il filme et dans sa manière de le faire.

Une femme peu expressive, apparemment recroquevillée sur elle-même (mais on peut ne pas être d'accord... je rappelle que le débat est possible avec Franco, puisque nous sommes libres d'avoir nos propres interprétations) coupe cliniquement les tomates qui serviront à la salade, pendant que se font entendre en arrière-plan... des ébats sexuels. Première tension.

La femme part, et laisse place au second personnage, nu, en plein milieu de la cuisine. Ils s'agit d'une jeune femme. Nous imaginons que ce sont, comme le titre l'indique, les filles d'Avril, donc des soeurs. La première est-elle encore dans la pièce? La regarde-t-elle médusée? Ou alors la nudité est-elle parfaitement acceptée dans la famille ? Est-elle tout simplement partie? Finalement, nous comprenons que deux caractères parfaitement opposés se dessinent devant nous. Puis le personnage nu se tourne, et nous constatons la grossesse. Cette jeune femme porte ainsi le fruit de son appétit charnel. Elle a une puissance de vie, une vitalité absente chez l'ainée vue au début. D'ailleurs la caméra va suivre le second personnage, qui mène ainsi la danse, et regarde en contre-plongée sa grande soeur subir le check-point lassant de la mère. La petite sœur retourne dans sa chambre, la grande termine l'appel puis revient dans la cuisine, nous retrouvons notre cadre originell'intrus. Vient alors se glisser l'intrus, un jeune homme que l'on devine facilement être l'amant de la cadette, se laissant porter par la situation. Voilà comment Franco nous immerge dans une situation complexe et génère une tension et des questions de fond qui nous suivront tout au long du film.. en quelques minutes, et en UN plan.

Tout ce qu'il tourne, dirige, découpe, est d'une richesse déconcertante et agrandit la zone d'ombre, ce puit, cette béance vertigineuse et assimilable à l'inconscient de cette famille malade.

La direction d'acteur est formidable et tous les gestes peuvent avoir deux sens différents.

Chaque geste attentionnée/tendre devient un geste de soumission à l'autorité, d'humiliation. Cette manière qu'a Avril de frotter, toucher le ventre de sa fille enceinte, comme pour tâter ce qui sera bientôt à elle... Cette manière de lui coller le bébé, directement sur son sein, et de réajuster ses cheveux. Certains y voient une grand mère qui veut juste aider sa fille sortant du sommeil à allaiter correctement, moi j'y ai vu une mère autoritaire et maniaque qui veut que les cheveux de sa fille soit d'une certaine manière. Sa fille est sa chose. Elle est sa propriété. Elle vous dira qu'elle l'aime et ferait tout pour elle, pourtant les faits sont là, filmés avec intelligence avec Franco... Quelque part, elle la traite comme une vache à lait.

C'est la même chose avec l'aînée. Ok, peut trouver louable qu'Avril accorde du temps et de l'argent à la perte de poids de sa fille. Beaucoup de mères se sont inquiétées pour les problèmes de poids de leurs enfants, et iront jusqu' à les confronter au risque de les vexer voire de les toucher durablement, de les humilier. On peut leur en vouloir, mais elles vous diront qu'elles les aiment et que c'est pour cette raison qu'elles agissent ainsi. Alors vous, qu'en pensez-vous ? Que pensez-vous des remarques sur son poids, de la visite chez le médecin en SA PRÉSENCE ? Après tout, on ne franchit pas vraiment de ligne rouge là... si?

C'est ainsi que tous les gestes, toutes les mimiques, toutes les répliques même les plus anodines sont contaminés par un mal invisible, cette toxicité qui rend la vie de famille irrespirable sans que personne n'ose le souligner.

Tant de situations peuvent sembler farfelues, voire peu crédibles aux spectateurs : la mère aurait-elle dû arracher l'enfant de sa fille encore mineure? Était-elle trop jeune? Allait-elle, avec son copain inconscient et candide, le mettre en danger? Que se passe-t-il dans la tête d'Avril quand elle embrasse ce jeune homme? Que se passe-t-il dans sa tête à lui? Le fait-il pour avoir une chance de revoir Karen? Est-il un benêt excité et consentant, ou quelqu'un de lucide et contraint?

Ces "trous" nous laissent, pour notre plus grand plaisir, perplexes face au vampirisme pathologie de cette grand-mère, créature monstrueuse aux agissements quasi-mythologiques au sens "mythologie grecque".

Un entretien ne permet pas forcément de tout déceler et d'y voir plus clair. Parfois c'est le contraire. C'est le cas de cet entretien au sujet de ce vampire, questionnant sans cesse le spectateur, le bousculant et le poussant de sa zone de confort pour le rendre actif... Peut être là définition du grand cinéma au final?

Aussi génial qu'éprouvant.

10/10.

Et arrêtez de traiter ce pauvre homme avec tous vos noms d'oiseaux ! Et pareil pour Haneke, peut-être le plus grand cinéaste vivant.

Olivier_Kagemusha
9

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le 29 juil. 2024

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