La Sincérité, la pudeur et la question sans réponse

"The Unanswered Question" est une œuvre musicale de Charles Ives datant du début du siècle dernier. Le morceau débute par des cordes qui répètent une même progression de manière cyclique, sans interruption. L'ensemble est mystique et sonne, aux oreilles de l'auditeur, comme quelque chose de complet et magnifique. Ce qui est particulièrement intéressant (et qui a été révolutionnaire pour l'époque) est l'arrivée de la trompette solo, qui semble être l'intru de la composition. Ce qui est alors joué est "la question", la terrible question de l'existence. Un quatuor à vent, comme l'a dit le compositeur et musicologue Jan Swafford, "cherche une réponse avec une frénésie et une frustration croissante jusqu’à atteindre un cri de rage".


C'est sur ce morceau que s'ouvre le film de Guillaume Nicloux. Isabelle Huppert, filmée de dos et suivie par la caméra qui effectue un travelling, est le sujet du plan. Elle donne le rythme, et elle semble décider à atteindre son but, va en avant et traîne sa valise d'un pas décidé. Tout y est beau et cohérent. L'ensemble des cordes souligne la beauté et l'harmonie du monde, cet environnement ensoleillé dans lequel les êtres semblent s'émerveiller ou vivre des moments tragiques, et la trompette solo souligne la question d'Isabelle Huppert, elle qui se demande quelle peut être la raison du suicide de son propre fils, elle qui se demande s'il va revenir. Et les réponses frénétiques sont les différentes pistes que cette mère trouvera pour essayer de comprendre, celles que nous pourrons entendre durant le film (Gérard, la père, a dit quelque chose sur moi... il a monté mon enfant contre moi... C'est de ma faute... il avait une maladie, il avait le SIDA...). Mais tout cela est vain et n'a aucune importance.


L'énoncé de la question est plus passionnante et forte que la réponse. Plus qu'une question, c'est le cri de désespoir d'une mère en plein tourment existentielle, face à un monde qu'elle ne comprend pas.


De l'autre côté, Gérard Depardieu. Monstre du cinéma français, lui qui avait joué avec Huppert dans le superbe film de Pialat (Loulou), met plus d'une vingtaine de secondes pour la rejoindre. Son entrée dans le film est lente, dénuée de musique. Il a la mine basse, il transpire, respire fort, semble devoir lutter de toutes ses forces pour marcher. Cet ogre terrassé de l'intérieur est effleuré par la caméra, avec son ventre imposant, sa peau qui ne supporte que très peu le soleil et qui semble cuire, mais aussi ses yeux qui dégagent une tendresse rare. Il est évident que le personnage de Gérard n'est pas traité de la même façon que celui incarné par Isabelle Huppert. Lui ne veut pas entendre la musique. Pour lui le monde est simple, les rêves sont cons, les gens aussi... Pour Gérard, ce qui compte c'est l'étreinte, l'affection, la chaleur humaine et l'amour physique, qui l'aide à supporter le poids de son corps malade et également celui de la culpabilité qui le ronge en silence.


Pour lui, pauser la question est une perte de temps. Ce serait une souffrance en plus, un fardeau à rajouter. Pourquoi crier de désespoir face à un monde qu'il ne veut pas comprendre, alors qu'il peut oublier, tenter de passer à autre chose, boire..


Le concept général du film est très appréciable. Juste deux personnes, qui se sont aimés, et seulement eux, en deuil, dans un environnement hostile.
Cela m'a fait pensé à Antichrist (dans un registre beaucoup plus violent), avec ce couple qui part dans les bois et tente de faire le deuil de leur garçon. Et si j'aime la provocation et les plans de Lars, j'aime également l'austérité et la sobriété de ce Valley Of Love.


Disons que c'est le genre de concept simple qui permet au cinéaste d'instaurer une ambiance, de parler de choses intimes. Après bien sûr ce n'est pas non plus l'austérité d'un "Ordet" de Dreyer, mais le film reste épuré. On ne sort par les violons, il n'y a pas de ralentis putassiers avec des gros plans sur les visages des personnages, ça n'en fait jamais trop, il n'y a pas de gras. Tout est tendre, juste. La scène de l'étreinte est un parfait exemple. Pas de mots échangés, pas de dialogues clichés, juste deux acteurs qui se regardent tendrement, et cela malgré les mots durs qui ont été dits, et qui s'embrassent comme pour s'entraider, comme pour se rappeler que la tendresse existe encore, que l'amour est toujours là, quelque part...
C'est tout l'inverse d'un "7. Koğuştaki Mucize" ou d'un film comme "La ligne verte". Ici c'est moins démonstratif, il y a beaucoup plus de non-dits, et tant mieux.


S'il existe d'autres films comme Valley of Love, je dois avouer que son visionnage m'a touché. Si les choix de mise en scène et l'ambiance du film jouent, il y a bien sûr l'interprétation parfaite de ces deux monuments du cinéma français qu'il ne faudrait pas oublier.
Enfin, il est impossible de ne pas penser à ce qu'a vécu Depardieu. Le fantôme de son fils plane dans le long-métrage. Et le pire c'est que cela va très loin, puisque même un problème d'alcoolisme est mis en avant pour son personnage. Cela aurait pu être très gênant, cela aurait pu donner un côté "je veux qu'on me filme souffrir et que les gens payent pour me voir souffrir", quelque chose qui aurait été dur à regarder. Mais comme je l'ai dit, tout est tellement juste et le réalisateur n'en rajoute tellement pas que tout passe parfaitement bien, il y a même une certaine pudeur! Au final, ce qui aurait pu être un monument de malaise est un monument de beauté, une leçon de cinéma.


Je suis retourné.

Olivier_Kagemusha
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le 1 août 2020

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