Alors que la restauration de Crash de David Cronenberg a fait dernièrement le bonheur de certains d’entre nous avec sa parution dans nos salles de cinéma, Carlotta Films nous gratifie d’une autre ressortie 4K et non des moindres. Celle du merveilleux Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao Hsien.
Le film pourrait presque s’appeler « une nuit sans fin ». A l’aide de plans séquences vertigineux et d’une lumière magistrale, Hou Hsiao Hsien filme sans relâche la même mécanique minute après minute. Dans des enclaves de « courtisanes », on y voit des hommes mariés ou des hommes riches passer leurs soirées avec des courtisanes. Ils mangent, boivent, jouent, discutent de potins, parlent de désirs, fument de l’opium, et ne semblent pas se soucier des problèmes sociaux et sociétaux qui longent les rues. Scène après scène, quelques fractures et quelques désillusions amoureuses semblent se dessiner au gré de nuits vaporeuses.
C’est alors que la magie du cinéaste prend tout son sens. Avec de légers mouvements de caméra, il arrive à capter parfaitement l’ambiance élégante et chancelante de ce huis clos, qui n’en est pas un, comme pour faire de ces enclaves et de ces soirées mondaines, une bulle intemporelle où le spectateur pourrait, sans crier gare, rentrer en connexion avec ce monde suspendu. Mais à vouloir inscrire son contexte uniquement par l’esthétisme feutré, la note d’intention du film pourrait vite devenir complaisante au vu de ce qui se trame devant nos yeux.
Pourtant derrière l’orfèvrerie de décors luxueux, de costumes d’une grande beauté et de la sobriété de l’écriture du récit, Les Fleurs de Shanghai ne détourne pas le regard sur les conditions de vie de ces femmes sujettes à la hiérarchisation sociale et l’objectivation décorative (patriarcale) dans laquelle elles vivent quotidiennement. Même si le réalisateur met un point d’honneur à ne pas montrer par le biais de l’image la violence des relations entre courtisanes et propriétaires ou courtisanes et amants, il n’en reste pas moins que certains dialogues, certaines ecchymoses ou certains regards en disent long sur la douleur, la mélancolie et l’envie d’indépendance qui découlent de ces rapports humains cadenassés par des règles hiérarchisantes, financières et des moeurs bien strictes.
Comme dans The Assassin, Three Times ou Millennium Mambo, Hou Hsiao Hsien est un conteur assez volubile, qui comme un peintre, attend la perfection de la lumière, et qui aime décaler la nature première de son sujet pour faire naître de l’image, une hypnose assez rare. C’est le cadre et sa véracité spectrale qui révèlent sa vraie nature. Hou Hsiao Hsien n’appuie jamais son attention sur un symbole en particulier mais attache bel et bien sa lubie sur un ensemble qui fait toute la richesse et l’intimité de son cadre. C’est d’une beauté indescriptible, qui pourrait laisser songeur, mais dont la fluidité est telle, qu’elle nous emmène dans un voyage rêveur. Mais comme toute toile de maître, Les Fleurs de Shanghai montre toute l’ampleur de ses effets par petites touches, moments qui font les grands films.
Les Fleurs de Shanghai c’est un peu le pendant spirituel d’In the Mood for Love de Wong Kar Wai : deux films dont la poésie visuelle statique et le mutisme naissant de l’enclos font frémir les émotions les plus délicates et déchirantes.
Article original sur LeMagduciné