[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Kalopani et Drelium]
La première chose qui vient à l’esprit à l’issue du dernier tableau, splendide, des Fraises sauvages est qu’il faudra le revoir. Par sa densité, par toutes les ramifications de son récit, de sa philosophie et de son esthétique, par le flot retors et complexe de la mémoire qu’il libère, ce film impose qu’on s’y plonge à plusieurs reprises.
Étonnamment apaisé, ce road movie vers la mort est un complément intime de ce qu’est le Septième sceau : à l’Histoire, au folklore et au baroque répondent ici une communauté réduite, une voix individuelle et un mysticisme plus discret.
Y voir une ambition moindre de Bergman serait une erreur. La maîtrise est toujours aussi présente, qu’il s’agisse de l’esthétique travaillée des rêves ou la gestion habile des différents personnages : sans cesse contrebalancée par l’art du dialogue, l’introspection du vieillard se frotte à une jeunesse insolente qui n’est pas sans rappeler la bande des comédiens du Septième sceau : solaire, bondissante, s’écharpant sur l’existence de Dieu, elle montre autant une jeunesse insouciante que ce que la vie offre de plus enthousiasmant lorsqu’on l’a encore devant soi.
Mais à ces thématiques communes s’ajoute ici le désir de pénétrer la conscience d’un homme au soir de sa vie. Didactique, clarifié dès le départ par une exposition en voix off, le récit se veut limpide, comme pour dissiper à l’avance toutes les zones d’ombre qui vont le gangrener.
Le bilan est sévère, les échecs patents dans son rapport aux siens. Médecin adulé, père de famille froid et incompris parce que n’ayant pas fait l’effort de s’ouvrir à ceux qui n’avaient pas les besoins de patients, le protagoniste est dans une impasse paradoxale : le jubilé qui va clore son voyage se fait sous le signe de l’enterrement onirique qui l’a ouvert. L’adoration de ceux qui le connaissent mal ne comble pas les béances des proches à qui il ne sait pas parler. On pense effectivement au formidable L’ombre d’un homme, dans lequel la même problématique d’un individu muré dans ses émotions tente, dans un dernier sursaut de vie, de réparer les erreurs d’une vie entière.
Bergman y ajoute néanmoins un onirisme et une symbolique toute personnelle. Les rêves et les souvenirs d’Isak sont, par l’entremise du personnage / cinéaste Sjöström, autant de séquences de projection. Voyage rétrospectif dans l’image, dans le noir et blanc expressionniste et l’éclairage primal d’un cinéma nordique extraordinaire de suggestion, le parcours du vieillard est une passerelle dans l’espace et le temps. Par le biais de la métaphore proustienne, le voyage vers la naissance du sentiment amoureux se déploie. Par celui du dialogue psychanalytique et philosophique, le présent règle ses comptes. Les conversations avec la bru sont ainsi un parcours en soi, de la franchise des aveux d’inimitié à la reconnaissance tardive d’une sensibilité trop enfouie.
Mais la présence de Marianne permet aussi un point d’équilibre au voyage rétrospectif : enceinte, elle questionne l’héritage et la position radicalement pessimiste du fils Evald, refusant une descendance et se préparant déjà à mourir sans attache. Bergman l’affirme tout au long du film : non seulement, notre parcours laisse des traces indélébiles sur les êtres (voir à ce titre l’échange assez terrible entre Isak et sa mère, observé par Marianne de la troisième génération, portant en elle la suivante…), mais notre mort elle-même n’est pas innocente.
Ployant sous ce poids en tout point inhumain, l’individu fléchit, mais ne rompt pas. Car si la montre sans aiguilles qui le hante, tant dans ses rêves que dans la chambre maternelle, lui indique avec force le hors-temps de la mort, elle est aussi le symbole de l’abolition du temps par la mémoire, la richesse de nos souvenirs. Et cette maitrise du temps, que Proust avait fait sienne, que Bergman illustre, c’est celle de l’art : une acceptation, un rempart, une cathédrale éternelle autour de la mort.