Joseph (?) et ève
Disons le, le film vaut manifestement plus, et il n'est pas exclu que je le revoie. Le principal atout, c'est que visuellement, il est absolument splendide. C'est un film-peinture, fait pour se...
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le 12 janv. 2025
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Manque à ce jour sur SC une analyse étoffée de ce film résolument singulier. Je m'y attèle.
Qu'on me permette en premier lieu de livrer mon interprétation du mythe, extraordinairement fécond, du péché originel. D'abord, il n'y a là aucun péché, contrairement à ce que l'Eglise catholique a voulu mettre dans les têtes : il s'agit d'expliquer "l'origine" de l'homme, c'est-à-dire ce qu'est la condition humaine. Et en quoi elle se distingue du divin. Le monde divin est celui de l'absolu, le monde humain celui du relatif. Lorsque Adam et Eve "tombent" dans le relatif (c'est-à-dire lorsqu'un être vient au monde), ils distinguent le bien du mal, notions qui n'existent pas pour le divin. Ce faisant, ils deviennent mortels. D'où la signification de "si vous mangez de ce fruit [il n'est nullement question de pomme dans la Genèse], vous mourrez". L'existence humaine est liée à la mort, mais aussi à la notion de conscience (ils se rendent compte qu'ils sont nus : ils prennent conscience de leur individualité) et de souffrance (la relativité de toute chose engendre de la souffrance, ce qui n'existe pas dans le "grand tout" divin). Dieu, dans son discours, ne "punit" pas Adam et Eve comme l'a dit l'Eglise catholique, soucieuse de régner sur ses ouailles en les culpabilisant : il énonce simplement les règles de l'existence humaine.
Dans la Genèse, c'est la femme qui mange du fruit "défendu", on peut se demander pourquoi, si ce n'est pour organiser l'oppression de la femme, commune à toutes les religions. C'est ce qui semble avoir intéressé Vera Chytilova, qui évoque la condition féminine dans son pays à travers le mythe fondateur de la Bible. J'avoue que cette dimension-là m'a complètement échappé : le lien avec l'actualité politique en République tchèque à l'époque. Je serais preneur d'éclaircissements. Mais le sujet du mythe nourrit déjà, comme on va le voir, pas mal la réflexion...
Elle n'en fait pas, comme je viens de m'y livrer, une analyse philosophique mais nous propose une lecture sensible, poétique, du mythe. Au tout début, un sidérant kaléidoscope d'images de plantes dans lesquelles s'incrustent le couple mythique et le serpent tentateur. Puis, transition sur un couple sous un arbre aujourd'hui. On comprendra qu'ils sont dans une pension de famille. La femme a gardé le prénom Eve contrairement à l'homme qui se nomme Joseph, manière de montrer que c'est bien elle le sujet du film. Elle va découvrir une sacoche, puis son propriétaire, Robert, qui se révélera être un tueur en série. Trois personnages, donc :
- Joseph, l'homme d'aujourd'hui, dont la neutralité est représentée par le blanc dont il est vêtu
- Robert, l'incarnation du mal, représenté par le rouge dont il est vêtu
- Eve, la femme dans son essence, celle qui est évoquée dans le mythe, tour à tour en blanc et en rouge, expression de la relativité du bien et du mal dont elle a hérité. Une fois aussi en rose, tentative de mélange des deux notions, qui n'aboutit pas.
Vera Chytilova passe donc par les couleurs pour exprimer le mythe. Son chef opérateur, Jaroslav Kucera, l'explicite :
Une autre possibilité encore est d'assigner une signification assez importante à une, deux, trois couleurs, pour qu'elles constituent des clés pour la compréhension du spectateur. [...] La chose la plus importante est la relation entre au moins deux tons, deux couleurs.
C'est exactement ce qui est donné à voir ici. On pense par exemple à cette course entre Eve et Robert se disputant un long serpent d'étoffe rouge entre les arbres. Robert enroule Eve de cette étoffe, sa robe devient rouge. Contrairement à Joseph, qui le côtoie sans l'interroger, Eve est fascinée par Robert, elle le traque, veut le connaître, percer son secret. Ainsi lui dérobe-t-elle sa clef, tombée de sa poche alors qu'il joue au ballon avec les pensionnaires dans une scène magnifique. A l'aide de cette clef, dans sa chambre (on ne peut ici que penser à Barbe bleue), elle découvre un tampon représentant un 6 barré, qu'elle se met sur la cuisse. Rappelons que dans la Genèse Dieu crée l'homme le sixième jour. Robert est donc celui qui introduit la discrimination au sein de l'humain, lui permet de distinguer le bien du mal. Il est constamment à l'oeuvre : on le voit à de multiples reprises rouler une lourde pierre pour la faire tomber le long d'une falaise sur les humains (le mythe de Sisyphe est ici convoqué, astucieusement détourné).
Evidemment, comme le film n'est qu'une longue allégorie, le spectateur ne cesse d'essayer d'en déchiffrer la signification. En optant pour un cinéma extrêmement stylisé (irisation des couleurs, effets de ralentis et d'accélérés, décors naturels qui sont de vrais tableaux, parfois à la limite de l'abstraction), auquel contribue une musique pleine de mystère et de tensions, Vera Chytilova parvient à emporter le spectateur, tiraillé entre l'abandon à la rêverie et l'activité intellectuelle de résolutions d'énigmes. Disons le tout net : Les fruits du paradis n'est pas une oeuvre facile d'accès. Il me semble en avoir compris quelques aspects, mais je regrette de n'avoir pas trouvé sur le net plus d'analyses contribuant à l'élucider.
Restent de nombreuses scènes marquantes, en plus de celles déjà évoquées, dont je n'ai pas toujours saisi la signification mais qui, peut-être, feront leur chemin avec le temps :
- la scène où Eve veut créer son jardin en enterrant une botte de carottes, sans doute une allusion au néolithique ?
- l'image de Eve et Joseph se réveillant dans leur lit, jambes entremêlées, puis Robert jouant à déséquilibrer une grosse femme sur une bicyclette ;
- une femme lisant au fond d'une gorge ("lire est une activité profonde"), s'enfuyant, poursuivie par Robert entre les roches ;
- la scène où Eve s'enfuit avec sa valise et un sac à chapeau, gravit une pente toute blanche, rejointe par Robert et Joseph ;
- la scène du journal évoquant les meurtres, qui circule de mains en mains, avant d'atterrir dans les mains de Robert ;
- l'incrustation d'yeux d'animaux (hibou, aigle, crocodile) dans les scènes ;
- la scène au grenier, où Eve frappe sur des éléments de batterie puis tombe de la fenêtre, comme la sculpture d'ange que précipiteront un peu plus tard Robert et Joseph ;
- la scène dans la barque, où Eve demande à Robert de la tuer.
Le film ne cesse de surprendre visuellement. Souvent abscons, aux confins du cinéma expérimental, il peut envoûter, si l'on prend la peine d'y investir pleinement son regard. Fans de blockbusters s'abstenir impérativement..
Créée
le 8 janv. 2023
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Mmmh pas ma came. Pourtant j'aime bien cette réalisatrice, mais là, les nombreux symboles m'ont un peu gavé. Les séquences sont un peu décousues, le scénario est facile, les personnages manquent de...
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le 22 mai 2021
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Mais qu'est-ce donc que cet OVNI ? Une relecture métaphorique et psychédélique de l'histoire d'Adam et Eve ? Oui, en quelque sorte, bien que le but poursuivi par Vera Chytilova semble bien difficile...
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