Le silence. Allant voir un film qui se déroule sur fond de Première Guerre Mondiale, le spectateur s’attend à ce que le champ de bataille soit évoqué, classiquement, par le fracas des combats et des armes. Il n’en est rien. Le film s’ouvre dans un glissement aphone de la caméra au-dessus de soldats gisant dans la boue, tordus dans ces étranges poses que la mort donne aux corps. Et ce silence, cette immobilité, sont bien plus terribles encore que l’explosion des bombes et les gerbes de terre.
Comme si l’on se trouvait devant un ricochet du très recueilli « Des Hommes et des Dieux » (2010), le silence se prolonge lorsque la caméra se transporte à l’arrière et accompagne les activités agraires des femmes qui, sous l’œil d’un vieil homme, s’activent aux travaux qui sont commandés par la succession des saisons, dans la vie d’une ferme. Il faudra l’arrivée d’une nouvelle venue, Francine Riant (incarnée par la très intéressante Iris Bry), pour qu’une première musique survienne, annonçant l’irruption de la vie, dans tout ce qu’elle peut avoir de perturbant, au sein d’un ordre qui semble ne pas bouger depuis des siècles.
Car, pendant que les hommes sont à la guerre, enrôlés pour leur activité destructrice, les femmes, à l’arrière, sont les gardiennes de tout ce qui entretient la vie. L’affiche l’annonce de façon suffisamment claire, dressant sur fond de ciel, en une légère contre-plongée, la silhouette de Nathalie Baye, vue de dos ; véritable phare féminin, qui guide l’homme vers son point de retour, dans le chaos des combats. Rôle de vestale qui se manifeste aussi lorsque, après l’annonce d’une mort, le fanal de la modeste maison rougeoie dans le jour obscurci et noyé de brume.
Avec lenteur, patience, à l’image de la longue attente de ces femmes, Xavier Beauvois recueille, dans le silence, les bruits singuliers des travaux des champs : bruissement, craquement, crissement, claquement du bois, grincement du métal... La directrice de la photographie, Caroline Champetier, excelle à capter des vues splendides de la campagne dans ses états les moins touristiques, à la tombée du jour, dans la brume et un froid qui devient sensible, face à de grands arbres nus qui semblent tout droit sortis de l’une des visions guerrières d’un Georg Grosz.
Avec une subtilité remarquable, Xavier Beauvois sait faire éprouver le caractère excessif, suspect, de ce calme ; non pas précédant, mais accompagnant la tempête qui se déchaîne au loin. Si bien que la guerre, sans avoir besoin d’être de nouveau montrée, est pourtant de tous les plans. Après la scène d’ouverture, elle effectuera en effet un seul retour à l’image, mais un retour onirique. Lors d’une permission, au creux du cocon familial, l’un des fils soldats voit son sommeil tourmenté par des visions de guerre. Une guerre qui s’invite chez lui, pulvérise le mur de sa chambre et le jette aux prises avec des masques à gaz meurtriers. Dans un corps à corps ultime, ce n’est peut-être que lui-même qu’il parviendra à poignarder... Superbe illustration du trouble de la guerre, des pertes de repères qu’elle provoque, des entailles qu’elle inscrit profondément dans l’âme... Terrible illustration du fait que le logis, même bien gardé par les cohortes féminines, ne saurait être radicalement préservé.
D’autant que cette garde peut aussi révéler un autre visage et, de protectrice, se faire meurtrière, pour peu qu’une vie trop intense parvienne à se glisser et à désorganiser les plans agencés de longue date. La garde devient alors elle-même mortifère, semeuse d’une mort affective dans une existence désormais privée de sens...
On peut certes reprocher au duo mère-fille, à la scène comme à la ville, formé par Nathalie Baye et Laura Smet, de figurer des paysannes plus convaincantes en châtelaines de province qu’en femmes de la glèbe, mais le léger trouble causé par ces interprètes discrètement décalées se trouve vite dépassé grâce à l’intensité et à l’engagement de leur jeu. On ressort fortement impressionnés devant l’ébranlement que Xavier Beauvois a fait subir à son titre, qui est passé du visage admirable, louable, de la « gardienne » à une face plus sombre, inquiétante, moins historique, presque hitchcockienne...