On a tendance à un peu oublier qu’avant d’être le réalisateur d’œuvres épiques et fleuves du cinéma (Lawrence d’Arabie, Docteur Jivago…), David Lean commença par des formats plus conventionnels. De grandes espérances n’en est pas moins monumental, puisqu’il s’attaque à l’un des sommets de la carrière romanesque de Dickens, dont Lean adaptera deux ans plus tard l’Oliver Twist.
Condenser près de 800 pages en deux heures relève d’un défi pour le moins risqué. Sur le plan narratif, évidemment, l’édulcoration sera inévitable. Mais dès les premières séquences, cette maigreur éventuelle est compensée par un atout de taille : le splendeur des images.
De grandes espérances est un chef-d’œuvre graphique : sa photo, sa composition sont à même de restituer toute la puissance noire et presque fantastique du récit originel. Car celui-ci est doté d’une formidable densité, permettant l’émergence de personnages à la complexité rare, d’une ambivalence très fertile, tant dans les caractères que les interactions.
Récit initiatique annoncé dès son titre, De grandes espérances fonctionne sur le principe d’un double parrainage : d’un côté, celui de Pip, aidé par un mystérieux bienfaiteur, et voué à oublier ses origines sociales modestes ; de l’autre, celui d’Estella, jeune enfant dont il fait très tôt la connaissance, et qui le fascine autant qu’elle le martyrise par un sadisme hors-norme. C’est là toute la richesse du récit : faire des jeunes premiers les pantins de mécènes obscurs souhaitant, par leur fraîche destinée, prendre une revanche sur leurs propres frustrations. Deux pôles se dessinent : d’un côté, la maison de Miss Havisham, sorte de caveau qui semble annoncer les futurs films de Tim Burton, banquet nuptial figé dans l’amertume éternelle ; de l’autre, l’élan vers l’extérieur, la ville et la richesse, pour un jeune homme qui se croit maitre de sa destinée.
Cette ambivalence fondamentale des personnages se fonde sur un paradoxe fécond : les actes des personnages opposés à leur élan du cœur. Car si l’un préconise la réussite sociale pour son poulain, par gratitude pour l’élan humaniste d’un enfant, l’autre, au contraire, fait de l’œuvre de sa vie l’entreprise de briser le cœur des hommes.
Sur ce canevas complexe se greffe donc une splendeur de chaque instant : des intérieurs en clair-obscur et une montée d’escaliers dans un travelling somptueux, ou des paysages de marées basses luisantes au soleil, tous les lieux vibrent d’une densité inquiétante, qui symbolise intelligemment ce poids des aînés.
Fresque mélancolique sur les émotions humaines, méditation graphique et picturale sur le passage du temps, ravissement enfantin du spectateur face à des gravures à la noirceur fascinante, De grandes espérances condense la richesse de la littérature et la maîtrise visuelle du cinéma britannique. David Lean y prouve, bien avant ses sagas épiques, qu’il est un des plus grands lorsqu’il s’agit de restituer un souffle romanesque, ce qui se confirmera dans son chef-d’œuvre La fille de Ryan.
(8.5/10)