Il fait bon vivre en Hollande.
La sortie du très bon Borgman est l’occasion pour nous de nous pencher davantage sur la carrière du réalisateur néerlandais Alex Van Warmerdam. C’est d’autant plus intéressant de se pencher sur Les Habitants dans la mesure où il fait écho à Borgman : vingt ans ont passé, le metteur en scène en profite pour renouveler son regard étrange sur un pays de tabous et de non-dits. Difficile de ne pas être interloqué par cet univers fascinant qu’on découvre avec un plaisir voyeuriste très coupable.
L’univers sans vie de son dernier film, dissimulant des personnages dérangés, est ici au premier plan dans Les Habitants, porté à l’échelle d’une petite ville. Enfin une petite ville, même pas d’ailleurs, puisque le centre du récit est un complexe d’habitations des années 60 n’ayant même pas été achevé. Une rue, quelques maisons et une boucherie perdus au milieu de la plaine hollandaise, non-loin d’une forêt sans vie. Tous les ingrédients sont réunis pour construire cet univers abscons.
On peut éventuellement penser que la recette de Les Habitants s’articule autour d’une mécanique simple (mais pas simpliste) : un échantillon de personnes quelque peu dérangées dans le fond, malgré leur normalité apparente (d’ailleurs, qu’est-ce que la normalité ?) qu’on réunit dans un univers propice aux dérapages. Laissez fermenter quelques années, touillez, laissez refroidir puis servez. Attention, l’arrière-goût est traitre !
Alex Van Warmerdam joue sur la certaine fantaisie de cet univers, jusqu’à même l’emmener aux limites du fantastiques. Il filme néanmoins un univers surréaliste avec la sobriété d’un Michael Haneke. Outre cette ville fantomatique, le caractère fantastique du film apparaît davantage dans la forêt adjacente. L’esthétique-même rappelle le fantastique, dans cette absence de lumière et de profondeur de champ qui pourrait nous faire croire qu’on va croiser une sorcière ou un ogre derrière un arbre.
Tout comme Borgman, Les Habitants est profondément glauque. Les personnages inquiètent et l’étroitesse de l’environnement dans lequel ils sont obligés de se croiser nous fait redouter toute interaction. Insultes, viol, meurtre, presque tout est au programme. Difficile d’éprouver de la sympathie pour quiconque, à part les plus jeunes, ou encore le postier, interprété par le réalisateur lui-même, qui n’est autre qu’un grand enfant. Le film profite par ailleurs de sa contextualisation dans les années 60 afin de renforcer les tabous et jouer sur des situations extrêmes, paraissant d’un autre temps, alors que le métrage n’est réalisé que trente ans plus tard… Pensons justement au personnage noir exposé en cage dans la salle d’exposition de la ville.
Cela dit, à contrario de son dernier film, Van Warmerdam affiche des enjeux moins clairs et moins rythmés dans Les Habitants. Passés la découverte l’univers, les premières interactions, les dérives, la folie montante, le film perd un peu son dynamisme en chemin. On suit le reste du récit de manière plus passive, quoi que l’on demeure toujours guidé par ce voyeurisme un peu honteux, cette curiosité qu’on a à voir une autre culture et à se dire « quelle bande de malades ».
Le plus intéressant demeure probablement de découvrir Borgman (plus accessible, par ailleurs) puis de compléter son visionnage par Les Habitants. On y décèle l’évolution d’un cinéaste (Borgman affichant une maitrise formelle bien plus prononcée) mais également l’évolution d’un regard partant pourtant des mêmes influences : on pense toujours à Scènes de Chasse en Bavière de Peter Fleischmann (peut-être encore plus ici, les films ayant en commun une petite ville et les années 60). Profitons-en pour revisiter Shakespeare : il y a quelque chose de pourri au royaume de Hollande.
La critique sur Cineheroes : http://www.cineheroes.net/critique-les-habitants-de-alex-van-warmerdam-1992