Deux réflexions me sont venues à l’esprit en regardant Les Lignes de Wellington : la représentation de la guerre n’a pas besoin de s’illustrer par des scènes de combats pour dire avec justesse ce qu’est une époque de conflit long et destructeur de vies et de territoires ; il flotte paradoxalement sur ce film une idée de l’Europe dont les multiples nationalités d’un casting éclectique témoignent largement. Au début du 19ème siècle, l’Europe n’est certes pas en paix, assaillie par les desseins belliqueux de Napoléon Bonaparte qui envoie ses troupes, sous le commandement du Maréchal Masséna, envahir et conquérir le Portugal face à la coalition menée par le Général Wellington. Ce dernier, initialement défait et se repliant vers Lisbonne, suivi par tout un peuple en exil, escompte attirer l’armée française dans la région de Torres Vedras où il a fait ériger dans le plus grand secret des fortifications qu’il espère bien infranchissables. C’est Valeria Sarmiento, compagne et collaboratrice du cinéaste Raoul Ruiz, décédé en août 2011, qui reprend et réalise le projet qu’il n’aura pu mener à bien.
Ce qui intéresse la réalisatrice n’est pas tant la stratégie militaire, les enjeux politiques que la description, par de multiples détails et différents points de vue défendus par des narrateurs français et portugais, d’une situation de guerre vécue comme un microcosme dans sa globalité, un monde à part où les combats – à l’époque directs, entre soldats, à coups de mousquets et de baïonnettes – sont presque une activité exceptionnelle, en tout cas épisodique, à côté de celles quotidiennes et permanentes consistant à fuir, à trouver de la nourriture, un toit pour la nuit, une protection temporaire. Ce monde qu’on imaginait essentiellement masculin et dévoué aux seuls exercices militaires est cependant peuplé de femmes, d’individus périphériques qui escortent et soutiennent les troupes. Un monde terriblement disparate où les gueux qui ont tout laissé derrière eux et fuient avec quelques effets noués dans des baluchons pathétiques côtoient des nobles et aristocrates, amis et compagnons des officiers. Les déplacements se font alors le plus souvent à pied sur des chemins abimés, plus rarement à cheval pour les plus privilégiés et les soldats. C’est pourquoi une certaine lenteur imprime-t-elle l’ensemble du film, constitué d’une myriade de vignettes (où apparaissent quantités de personnages qu’on ne reverra plus) comme autant d’instantanés. Il y a dans ces nombreux destins qui se croisent, s’entremêlent et se brisent parfois cruellement, soit par des morts violentes laissant penser que l’existence des êtres a peu d’importance et apparait bien fragile, soit par des déceptions amoureuses, des revers sentimentaux car l’amour, même et surtout physique, s’épanouit sur le terreau de la guerre, de l’urgence et du provisoire, une dimension romanesque indéniable qui emporte le spectateur. Il n’est dès lors nul besoin de recourir à des scènes à grand spectacle, de déployer d’énormes moyens, des effets spéciaux étourdissants. La maille du filet brillamment tissé par Valeria Sarmiento est autrement plus fine et délicate. Elle saisit ainsi dans une succession de fragments tous les acteurs, célèbres ou anonymes, vainqueurs ou vaincus, riches ou nécessiteux, croyants ou athées, d’un même théâtre effroyable : une guerre longue et usante, mettant à feu et à sang tout un pays. Sur ce territoire dévasté et brûlé, on croise des nationalités diverses, y compris des Polonais. Souffle sur l’ensemble un esprit d’épopée – jamais édifiant ou académique - faite d’un assemblage de petits événements, modestes et dérisoires, qui, agrégés, fondent l’histoire en train de s’écrire. C’est un film prenant et envoûtant, dense et fourmillant, qui vise et atteint une plénitude inattendue.
PatrickBraganti
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le 23 nov. 2012

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