C'est une danse macabre dans la nuit noire, un clair-obscur sans nom, un tableau expressionniste, une obscurité. Un condensé de beauté, grave sourd, opaque. C'est une oeuvre d'art comme seul le cinéma muet de l'expressionnisme allemand sait le faire. Un tableau cinématographique, dénichant son entière intensité dans sa seule forme.


L'oeuvre est lente, d'une lenteur si exiguë qu'elle est en elle-même une plongée sensorielle, langoureuse, intemporelle, d'une poésie noire, abyssale. Une genèse écorchée, organique, révélatrice. C'est le témoignage générationnel du cinéma dans ce qu'il a de plus profond : l'art, qui, dès ses débuts, se révèle transcendantal, dans son essence la plus intime. De l'art extrême, d'une liberté précieuse. La matière même de l'art cinématographique, à son apogée dès ses débuts.


Les mains d'Orlac se révèle d'une puissance rare, décisive. Par sa lenteur, il nous oblige à dompter nos yeux de spectateurs habitués à une autre forme d'image, ici d'une lenteur exagérément lente pour le cinéma muet. Puisque sans aucune paroles, tout paraît plus lent, étiré jusqu'à la moelle.


Encore faut-il dire que la notion du temps au début du XXe siècle comparé à celui du XXIe siècle n'est évidemment pas la même. Avec Les mains d'Orlac, le cinéma existe depuis une vingtaine d'année déjà. Le cinéma muet est à son apogée avant qu'il ne découvre ensuite la parole. Les spectateurs, habitués depuis seulement vingt ans à des images qui prennent sens, qui vivent sous leur yeux, n'ont jamais connu la vitesse, ou du moins pas comme nous, nous la connaissons. La Biographie de Louis et Auguste Lumière de Michel Faucheux (un livre magnifique, à lire impérativement !), décrit avec exactitude le contexte de l'époque : la stupeur du spectateur lorsqu'il découvre pour la première fois le cinéma. La magie d'images prenant vie devant ses yeux, sans qu'il s'y attende. Cette description de la vision des bonnes gens de l'époque nous ramène de plein pieds en 1895, et nous fait redécouvrir le cinéma avec des yeux neufs : des enfants qui portent un regard empli d'étonnement sur le monde.


Voilà comment nous devrions observer l'existence, et de surcroît le cinéma : avec des yeux d'enfant, émerveillés. Non un regard naïf, mais plutôt un regard lucide, étonné, curieux, assoiffé de découvertes.
Observer le cinéma avec l'âme d'un enfant. Observer le cinéma avec la magie du regard de ces gens lorsqu'ils découvraient pour la toute première fois l'art du cinéma.


Pour nos yeux d'hommes et de femmes modernes du XXIe siècle, la lenteur même d'un film muet de 1924, de longueur pourtant correcte (1h52 dans la version vu), nous paraît inconcevable.
La vitesse même à réussie à dépasser nos vies, à les engluer dans un magma mécanique qui n'a plus de sens.


Alors il faut faire des pauses. Passer à autre chose, et reprendre l'univers noir et sans issue d'un film pourtant immense de beauté. Celui-là ici même : Les mains d'Orlac.


Paul Orlac, le personnage du film de Robert Wiene, se retrouve avec des mains d'une beauté immenses, grandes et longilignes, qui semblent similaires à celles de Jean Cocteau. Ce sont ces mêmes mains que possédait auparavant le personnage de Nosferatu dans le film de Murnau, autre grand précurseur de l'expressionnisme allemand.
Alors les mains sont là, dominant le personnage tout entier. Mains vengeresses, diaboliques, assassinant la moindre exubérance sur leur passage. Elles sont un personnage à part du film, ce sont elles qui habillent l'oeuvre cinématographique d'une angoisse frivole, elles qui créent le suspens, le clair obscur, le vacarme, le gouffre.


Les mains d'Orlac, seules dans l'univers claustrophobe, détachées d'un corps qu'elles possèdent, tuent à leur guise en plein visage, massacrent des vies, créent l'intense noirceur d'un film emmêlé au milieu du monde. Ici, l'oeuvre est une éloge aux belles mains, mains gracieuses et dangereuses. Le même personnage est l'ombre de Nosferatu qui revit aux travers des mains vampiriques. On sait alors d'où vient la genèse du film d'horreur, qui utilise l'image des mains cadavériques, surgissant de nul part au travers de l'obscurité. Les os saillants, les doigts surgissent, pétrifient. La peur est là, pleine, immense.


Les mains d'Orlacs sont les prémices de ces images à présent usées jusqu'à la corde. Mais ici, elles ne sont que stupeur, grandiloquence, horreur. L'angoisse, ou l’insoutenable terreur, est absente du film : à la place, une magie noire, obscure, écorchée.
Ici, les images ne sont que stupeur, et avec elles, nous grandissons un peu plus vers le monde cinématographique qui toujours s'étend, grandit, devient de plus en plus ample et fourmillant de milles choses.

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le 11 mars 2016

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Lunette

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