Troisième film de ma découverte de la filmographie de Mizoguchi Kenji, le fameux réalisateur japonais qui, à l'instar du plus connu Kurosawa, alternait jidai geki (films d'époque) et gendai geki (drames contemporains). Les Musiciens de Gion fait partie de la deuxième catégorie et met en avant l'une des thématiques préférées du réalisateur, à savoir la prostitution.
Certes, les héroïnes sont des geisha. Et tout le monde sait, même en Occident, que les geisha ne sont pas exactement des filles de joie. Il est même possible que vous soyez déjà tombé sur une de ces personnes, nippophiles du dimanche mais véritables ceintures noires de cuistrerie, qui vous explique avec un rien de condescendance que "mais non, tu vois, les geisha ne sont pas des putes, hein, personne n'oserait les toucher, ce sont des dames de compagnie pour les riches, hein, elles sont limite sacrées, prout-prout".
Je faisais partie de ces personnes (j'ai honte).
Pour ma défense, les Japonais eux-mêmes entretiennent ce mythe, cette image d’Épinal bien commode quant il s'agit de valoriser la culture de son pays. Mizoguchi, lui, ose mettre à nu les paradoxes, voire l'hypocrisie de la société japonaise: si la Loi est bien du côté des geisha et leur assure une complète liberté de corps, dans les faits, c'est plus compliqué que cela.
Il peut advenir des circonstances où, face à des hommes d'influence, on demande gentiment à la geisha de se torcher avec ses principes. La volonté d'une femme, fusse-ce un symbole national glorieux, ne pèse pas lourd quand des questions d'argent et le poids des traditions viennent frapper à la porte de la réalité. Lorsque cette dernière s'ouvre toute grande, les cuisses ne tardent pas à suivre le mouvement...
Et c'est là que l'oeuvre de Mizoguchi se démarque de la plupart des films occidentaux en traitant la notion de viol avec subtilité: Les Musiciens de Gion prend le temps de montrer le processus de renversement des valeurs, la manière dont une femme exquise et admirée se retrouve implacablement réifiée. La crédibilité du film doit d'ailleurs beaucoup à l'admirable prestation de l'actrice principale, Kogure Michiyo, qui parvient à passer d'une geisha insupportablement mielleuse à une sublime figure de sacrifice et d'amour.
Dommage cependant que les rôles masculins soient beaucoup moins nuancés puisque, pour résumer, tous lâches ou lubriques. Mizoguchi n'évite donc pas l'écueil du féminisme un peu misandre même si, pour sa défense, le réalisateur accomplit un travail infiniment plus respectable et sincère que la récupération idéologique que nous impose Hollywood depuis plus de dix ans. Il faut se pencher un instant sur la biographie de Mizoguchi et sur le destin de sa sœur, vendue comme geisha par un père violent, pour comprendre toute la valeur d'un combat cinématographique.
Bien que Les Musiciens de Gion souffre par moment de la simplicité de son scénario, le film parvient à garder un rythme soutenu et n'épargne pas au spectateur une réflexion qui va plus loin encore que le drame social féministe: en effet, Mizoguchi poursuit l'exploration d'une thématique que l'on trouvait, plus explicite, dans son œuvre précédente, le jidai geki fantastique Contes de la Lune vague après la pluie: les êtres humains recherchent l'illusion et aiment s'y perdre pour échapper à leur triste condition.
Mais le réconfort trouvé n'est jamais que provisoire, et seule l'entraide entre désespérés permet d'embellir l'horizon des jours sans gloire.