Les Neiges du Kilimandjaro par Patrick Braganti
Pour son dix-septième film et ses trente années de carrière, le réalisateur Robert Guédiguian revient au pays, plus précisément dans les quartiers nord-ouest de Marseille, plus connus sous le nom de l’Estaque, coincés entre les collines de l’arrière-pays et la mer. La mer et les métiers qu’elle procure font partie des fondamentaux du cinéaste, tout comme la solidarité, l’idéalisme et la lutte sociale. Après cinq long-métrages qui l’ont tenu éloigné de la cité phocéenne et durant lesquels il a exploré d’autres pistes (historiques et autobiographiques), Robert Guédiguian renoue de belle façon avec le meilleur de son art et de son inspiration. Prenant appui sur un poème de Victor Hugo, Les Pauvres Gens, qu’on peut lire dans La Légende des Siècles, le film prend des allures de conte sur un fond de réalité sociale actuelle où il est question de perte d’emploi, d’une agression traumatisante et surtout de la perte des illusions qui conduit à la prise de conscience d’abord, à l’action ensuite.
Les Neiges du Kilimandjaro, c’est la chanson culte de Pascal Danel (1966) que les enfants et les amis de Michel et Marie-Claire reprennent lors de la fête de leur trentième anniversaire de mariage. Célébration qui a lieu sur les quais et dans les locaux de l’entreprise qui employa Michel, le syndicaliste militant, et qui en fut licencié. Mais pour l’heure, les esprits sont joyeux et festifs, notamment dans la perspective du voyage en Tanzanie offert au couple. Répit de courte durée jusqu’à l’irruption de deux voleurs au domicile de Michel et Marie-Claire qui s’emparent du coffre contenant les billets et l’argent collecté pour le voyage. En apprenant par hasard qui est l’un des deux auteurs du larcin, Michel vacille sur ses convictions, sur les motivations et résultats de ses combats comme syndicaliste épris de justice, dont les héros sont Jaurès et…Spiderman, l’homme-araignée.
L’idéalisme est mis à rude épreuve en temps de crise, qui engendre individualisme et repli sur soi, avec dans un horizon plus ou moins lointain la xénophobie et l’impossibilité du dialogue. Des dérives contre lesquelles luttent – et la lutte c’est classe, comme le rappelle une banderole affichée sur les grilles de l’entreprise – Michel et Marie-Claire que l’électrochoc subi, des coups tant au physique qu’au moral, amène à reconsidérer leurs positions et leur situation présente pour pouvoir mieux entrer dans l’action et produire le superbe acte d’amour épiphanique qui constitue à coup sûr une des plus belles fins qu’on puisse rêver pour un film. Si la génération des quinquagénaires, à laquelle appartiennent Robert Guédiguian et sa fidèle troupe de comédiens et de techniciens, n’est pas épargnée par une dégradation qui les dépasse et les anéantit, c’est bien celle des jeunes (20-30 ans) qui semble le plus interpeller et mettre en colère le réalisateur de Lady Jane. Doublement représentée par les deux enfants de Michel et Marie-Claire et par les agresseurs, elle est principalement caractérisée par sa frilosité, sa perte de faculté à s’indigner, repliée sur un semblant de bonheur bourgeois : le pavillon, la télévision, les merguez et le pastis, en somme un tout petit confort protecteur et rassurant. Un fossé sépare incontestablement les deux générations : ici celle des parents finit par donner du courage – mot repris au sens que lui conférait Jaurès dans son fameux discours albigeois, à savoir la prise en charge individuelle et l’action qui en découle nécessairement, au-delà du poids du collectif qui ne suffit plus – à celle des enfants incapables de comprendre le choix des ainés. Constat terrible pour des parents dont les conceptions de vie, peut-être naïves et cocasses, en tout cas humanistes ne trouvent soudain plus d’écho auprès de leurs descendants terriblement étriqués et égoïstes.
 la manière des grands maîtres : René Clair, Julien Duvivier et surtout Jean Renoir, Robert Guédiguian expose de multiples points de vue dans un film solaire, avec l’omniprésence de la mer, et très émouvant, dont la simplicité est par ailleurs une des qualités majeures. Simplicité, mais nullement mièvrerie ni angélisme. Le film s’attèle à prendre en compte les transformations et les évolutions du monde, en n’hésitant pas à se retourner sur le parcours de Michel et Marie-Claire, qui s’interrogent sur leur propre perception de leur situation d’aujourd’hui vue trente ans en arrière. Si tous les deux symbolisent la lutte et la puissance des idéaux, ils sont aussi la figure exemplaire de l’amour, celui-là même qui transcende deux êtres en pleine osmose de pensée et d’actes.
Ajoutant aux côtés du trio légendaire (Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan) de nouveaux venus (Maryline Canto, Grégoire Leprince-Ringuet, Anaïs Demoustier, Julie-Marie Parmentier…), Robert Guédiguian réussit magnifiquement son retour à l’Estaque avec un grand film populaire et romanesque, qui tourne résolument le dos au cynisme et au désabusement en croyant à l’intérêt vital de l’homme à être ‘ensemble’, et du coup à la force du cinéma.
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