Il ne faut pas se laisser abuser par le classicisme séduisant qui frappe dès l’ouverture des Noces Rebelles : reconstitution impeccable, casting glamour, photographie dorée, rien n’est laissé au hasard dans la mise en place d’un cadre au plus haut point cinématographique.
Si celui-ci est posé avec une telle maitrise, c’est bien pour que son explosion n’en soit que plus prégnante. L’archétype du couple qui se met en place a tout du reflet fidèle de son époque, les 50’s rutilantes : le mari qui privilégie son ascension professionnelle et s’offre quelques plaisirs avec les secrétaires, la femme au foyer qui ronge son frein. Mais cette dernière ne capitule pas ; elle s’oppose, elle exige, elle revendique.
Le film est avant tout l’exploration du parcours d’un mari face à l’inattendu, le « non » d’une épouse forte. Au fil d’une gradation inéluctable, le ton monte et les bibelots se brisent. On pourrait reprocher, à la quatrième scène de ménage, la répétition et l’hystérie des comédiens, tout entiers dévoués à leur performance. Mais l’intelligence du film est de traiter cet épuisement de la parole et de la communication. Frank harcèle April pour qu’ils parlent, et refuse les arguments qu’elle avance, lui donne la parole pour mieux la nier. A cette hystérie répond l'intervention géniale de Michael Shannon en demeuré lucide, sorte de Cassandre grotesque dont le don terrible serait de dire tout haut ce que les conventions et le refoulement poussent à taire. Scènes cruellement drôles, qui ne s’embarrassent pas de vraisemblance, ses interventions exacerbent la violence des échanges entre les époux, tout en leur révélant l’impossibilité de reconnaître les sentiments de l’autre.
[Spoilers]
Car April l’a compris bien avant son mari : il n’y a rien à dire, si c’est l’inaudible, qu’aucun dialogue ne pourra infléchir : l’absence d’amour, l’absence de désir d’un nouvel enfant, coups de couteau dans le dos du rêve américain. Rien ne fonctionne : on ne part pas vivre la bohème à Paris, le sexe lui-même n’est qu’une promesse frustrante, qu’il soit officiel ou extraconjugal.
Tendu, épuisant, le récit s’achemine vers un paroxysme qui voit la supplication d’April pour le silence et l’isolement. Là où le film, à l’exception des incursions de Shannon, se déroulait jusqu’alors dans son classicisme de mélo douloureux, le dernier quart d’heure le propulse vers les sommets du raffinement pathétique.
Le silence est obtenu, et l’échange se fait à travers la cloison, l’une à l’extérieur, l’autre du salon, avide d’un regard qui ne vient pas.
Face à l’irréparable, aux aveux desquels on ne revient pas, l’impasse pathétique est admirablement traitée. April, héroïne tragique, lors d’un petit-déjeuner d’une intensité inouïe, offre à son mari la récompense du silence qu’il lui a octroyé. Epouse parfaite, elle dirige avec une efficacité terrifiante l’échange de papier glacé de la vie conjugale, face à un époux aussi effrayé que reconnaissant, adieu compassé avant de commettre, seule, l’irréparable.
L’épilogue poursuit ce vibrant désaveu des désirs individuels. Les Wheeler sont remplacés par les voisins par de nouveaux mannequins du rêve américain, et l’ancienne amie peut s’enorgueillir de les avoir remplacés dans la maison par des gens respectable. Rouleau compresseur de la convention, la parole collective, celle qui fait les règles contre lesquelles s’insurgeait April, donne tout son sens au titre original : Revolutionary Road. De révolution aucune, ne reste que l’adresse, le quartier, la maison, emballage d’une vie dont on préfère ne connaître que la façade brillante et publique.
La dernière séquence voit l’interlocuteur de la commère baisser son sonotone pour ne plus entendre les horreurs de son épouse ; satire désabusée de la vie sociale, elle s’achève par une réalisation modeste du vœu d’April, qui ne demandait rien d’autre que du silence et de la paix.
Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Historique, Psychologique, Famille, Satirique et Drame

Créée

le 11 janv. 2014

Modifiée

le 11 janv. 2014

Critique lue 8.8K fois

217 j'aime

32 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 8.8K fois

217
32

D'autres avis sur Les Noces rebelles

Les Noces rebelles
artificier
10

Hopeless Emptiness

// SPOILS // Je ne sais pas par où commencer. Les noces rebelles, je l'ai vu 3 fois et lu une fois. En fait, je préférerais qu'on appelle ce film Revolutionary Road ou comme le bouquin : la fenêtre...

le 6 août 2010

185 j'aime

5

Les Noces rebelles
Prodigy
8

Critique de Les Noces rebelles par Prodigy

Un autre de ces films qui abordent les déboires de couple sous un angle résolument adulte, et nous épargnent les intrigues manichéennes, immature et aseptisées, où tout est prévisible dès la première...

le 8 juin 2010

121 j'aime

7

Les Noces rebelles
Aurea
8

Echapper au conformisme

Les Noces rebelles de Sam Mendes d'après le roman de Richard Yates : La Fenêtre panoramique. La trentaine, mariés, deux enfants, du charme et de l'insolence à revendre, et la volonté de ne pas être...

le 30 juil. 2011

113 j'aime

39

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53