Les Ogres de Léa Fehner est sorti près de sept ans après son premier long métrage Qu’un seul tienne et les autres suivront. Le programme annoncé par ce premier titre pourrait résumer à lui seul cette seconde réalisation gargantuesque : sur les routes, c’est à la force d’un seul (jamais tout à fait le même, peut-être est-ce tout simplement l’amour du théâtre) qui fait durer cette troupe éclatée et éclatante, qu’un petit rien fait exploser. De la direction d’acteurs aux mouvements de caméra en passant par le rythme, Léa Fehner a l’audace de réveiller le cinéma français et de proposer un film tout à la fois fragile et puissant, sur le fil, en constante ébullition. Une petite merveille en résumé.
Un chapiteau en ville
« Etre fidèle, non pas à l’histoire de ma famille, mais au souffle »*, c’est en ces mots que Léa Fehner a résumé son projet. En effet, la jeune réalisatrice s’inspire de sa propre vie, on retrouve d’ailleurs sa sœur, son père et sa mère à l’écran. Léa Fehner a « grandi sous les chapiteaux », au milieu de cette joyeuse pagaille qu’elle filme avec des enfants plus ou moins livrés à eux-mêmes, mais toujours impliqués dans le travail de la troupe, mis à l’écart quand ça devient trop violent. C’est donc un peu plus qu’une « histoire de famille » qu’elle raconte, puisqu’elle se sert de l’énergie du moment pour faire vibrer l’intensité d’une vie forcément au présent. Et pourtant, c’est bien au moment où l’âge a eu raison de la troupe, où le passé ressurgit sous la forme d’une ancienne maîtresse et d’un bébé à naître, que Léa Fehner décide de « poser » sa caméra. Elle n’est pas dans la naissance d’une passion, mais dans ce que c’est que de vivre-là, avec cette vérité-là. Car en effet, la vérité éclate toujours tant vivre en troupe, c’est n’avoir de secret réel pour personne, d’intimité nulle part. Ils sont tous ensemble du lever au coucher, sans trêve. On oscille donc entre la réalité de ce qu’a vécu la réalisatrice, de ce que sa famille et la troupe qui l’entoure lui a raconté, et la fiction pure, de ce que le recul de son travail de scénariste (accompagné par Catherine Paillé et Brigitte Sy) a permis. Les comédiens de la troupe qu’elle a construite de toutes pièces, avec des acteurs venus de tous les horizons, répètent Tchekhov, c’est là encore tout un programme pour le film, tant l’auteur russe filmait des familles, des personnages en quête de sens, de vérité, avec une grande lucidité et donc une forme de cruauté qu’adopte aussi Léa Fehner.
La réalisatrice n’a ainsi pas hésité à mettre ses parents à nu (au sens propre comme au figuré), à pousser chacun dans ses retranchements. De magnifiques scènes, aussi belles que cruelles, révèlent aussi ce que le temps fait à l’amour, comment il résiste, comment s’aimer c’est aussi se détruire, se déchirer. Quand elle cite ses références, Léa Fehner en vient rapidement à Astérix, pour ces banquets géants, cet excès qui transpire du film. Les personnages vont toujours trop loin avec l’autre, on ne sait jamais comment ils vont réagir, sur quel pied ils vont danser. Pourtant, ils restent (pas toujours nous dira-t-elle aussi). Léa Fehner s’attache aux corps de ses comédiens, tous imposants, car cette stature physique est accompagnée d’un vrai « coffre », qui offre un vrai souffle au film (ça hurle beaucoup), mais aussi, comme le dit si bien la réalisatrice, « du panache », du « flamboyant ». Pourtant, si chacun est imposant, tous ont leur place, personne ne s’écrase vraiment, bien que chacun veuille « être au centre ». La force du film est de faire exister les comédiens, dans le groupe, de les laisser donc s’effacer de temps en temps (mais sans se planquer). Ainsi, chacun trouve cette place lorsque l’on assiste, avec des variations à plusieurs moments du film, à la représentation de leur pièce. C’est la mise en abyme, les comédiens qui jouent des rôles, jouent à nouveau à jouer des rôles (de quoi faire « tourner la tête » d’Adèle Haenel). C’est dans ces scènes-là que la joie, mais aussi la rage de vivre et de continuer est la plus forte. Quand ils pensent vaciller, c’est comme si l’appel du théâtre était le plus fort, faisait tenir ces comédiens sans autre famille que la troupe, le groupe et l’énergie qui s’en dégage.
La joie, tout un programme
Cette énergie est aussi la matrice du film et de la caméra qui entre véritablement dans l’arène. Résultat, ce n’est pas la caméra qui entoure les personnages, les encercle, mais ce sont les comédiens qui font exister l’image physiquement, par un mouvement permanent. Le décor a ainsi été pensé comme tel, pour que la caméra aille partout, sans limite. Pourtant, le film tire son épingle du jeu par son rythme, qui alterne les climax et les moments de pause. Le montage, parfois sec dans le passage d’une scène à l’autre, est d’ailleurs fidèle à ce rythme. Or, les moments de pause sont presque tous des mirages, tant, même quand on croit qu’ils s’apaisent, les personnages nous amènent toujours plus loin dans l’inattendu. C’est qu’ils attendent eux-mêmes d’être surpris, entraînés, de continuer à avancer dans cette vie de nomade à la fois étrange, sensuelle, garce et jusqu’au-boutiste. Ils cherchent à saisir l’instant présent, à distiller de la joie, du bonheur, à faire vibrer ce qui sont venus voir le spectacle. Si le film respire la mélancolie, une forme de tristesse due à la cruauté des rapports, il va aussi plus loin que ça. « On sait tous que la vie, c’est de la souffrance, mais qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Le vrai programme, c’est la joie », lance Adèle Haenel, voilà de quoi résumer une philosophie de vie, mais surtout de donner tout son véritable sens au film. Entre des scènes de tension très construites, dialoguées et des scènes de groupe plus « improvisées » (mais avec du travail), le tournage a été dans le sens de la joie. Elle clôture en quelque sorte le film, par un sourire, par une chanson aussi qui remet la femme au centre. Car l’autre force de l’écriture de Léa Fehner, c’est qu’elle n’impose rien, ni d’aimer, ni de rejeter cette vie-là. Elle ne donne pas de leçon sur la vie, elle ne donne pas plus de place aux femmes, qu’aux hommes. Elle donne simplement à voir les déchirures, les larmes, l’énergie d’une troupe qui retrouve son souffle, chaque fois que sur scène, il faut faire spectacle, avec une mise en scène construite et ces moments inattendus qui surgissent de la force du théâtre : être joué au présent, avec des vivants et la présence de ces corps joyeux, qui peuvent vaciller d’une minute à l’autre…
*tous les propos sont tirés de la rencontre avec Léa Fehner et Adèle Haenel lors d’une projection parisienne du film.
http://www.cineseries-mag.fr/ogres-film-de-lea-fehner-critique/