Un ogre, c'est laid, disgracieux aux yeux du monde. Il roule sa bosse, se creuse un quotidien itinérant, seul ou en groupe, décuve les routes à la recherche d'un plaisir simple, celui de faire rire les gens, de communier avec les autres. Au delà de sa tignasse mal peignée, de son odeur pestilentielle qui suinte, de son sourire grimaçant, c'est sa grandeur, sa largeur, qui lui permettent de se frayer un chemin parmi un monde où on le regarde d'un œil, mi hébété mi fasciné. Car, derrière ce physique outrancier, voire gargantuesque, sa générosité, sa soif d'entreprendre l'emportent sur sa crainte du monde avec une envie folle de déborder, de sortir du cadre, de ne jamais se complaire dans la neutralité. La pudeur, il ne connait pas, il ne baisse pas les yeux, il hurle sa présence, il roule à toute berzingue, il se déshabille devant tout le monde ou parle même de sodomie aux gosses sans s'excuser des conséquences, quitte à déclencher une bagarre générale dans un restaurant d'autoroute.
Mais être un ogre, ce n'est pas facile tous les jours. La vie ce n'est pas un conte de fée. De son ventre un peu bedonnant qui symbolise une jouissance de la vie un peu trop vite consumée, de cette surface ostentatoire qui ne s'arrête jamais de chanter, de baiser, de danser, de crier, de pleurer, les ogres cachent un mal être aussi éphémère que profond. Leur taille, leur poids leur permettent de survivre à toutes les violences de l'existence, même les plus fortes, mêmes les plus rudes, comme la perte d'un fils ou l'adultère d'un mari. Mais c'est un talon d’Achille, le passé surgit de nulle part, et à force de tout garder pour soi, ce poids devient trop lourd à porter, s'érigeant en purgatoire qui ne se limite pas à un simple cran d'arrêt. Et c'est sans doute ce qu'il y a de plus beau en eux, la fragilité de ses pachydermes imposants qui veulent tout bouffer sur leurs passages.
De cette envie de chair fraîche, de cet appétit qui ne s’amenuise jamais, ces géants turbulents restent toujours en groupe, malgré la tyrannie des uns et les larmes des autres face à la hiérarchie de l'enclave, enchaînés par une solidarité étroite et parfois disloquée mais dont la dynamique ne s'estompe pas avec le temps. C'est une troupe, une famille, où la théâtralité est un gagne pain. Mais faire de la fiction un métier, ne leur convient guère, car seules la vérité et la sincérité de vivre l'instant présent leur procurent une joie, une sommation de sentiments qui explose à la figure. Que dire face à leurs candeurs un peu naïves: de voir ce regard adolescent d'une sexagénaire retrouver les effluves du désir de sa jeunesse. De cette future mère se sentant toute conne et rigolarde devant son conjoint qui vient de la surprendre avec un autre homme. C'est beau, à en pleurer tellement c'est touchant. C'est fou.
En coulisses, comme sur scènes, aucune triche dans l'évocation, l'image parle d'elle même, de son approche aussi documentaire que charnelle, de son cadrage physique, qui s’appesantit sur les corps et les expressions pour caresser aux mieux les courbes pulsatives de dialogues aimantés et pétaradants. Mais de cette unité presque collégiale, l'individualité fait mouche, sa singularité brille de mille feux dans un récit adroit et incroyablement bien monté dans sa ventilation, qui superpose avec magie moment de groupe comme ce final tout en chanson et incursion intimiste. Les ogres de Léa Fehner sont des ogres ravageurs, des êtres à la conscience mutante et endimanchée, mais terriblement attachants. Des humains en somme.