Sous sa caméra, tout ce dont s’empare le réalisateur colombien Ciro Guerra devient mythe. Porté à la reconnaissance par « L’Etreinte du serpent » (2015), https://www.senscritique.com/film/L_Etreinte_du_serpent/14694001, il signe ici son quatrième long-métrage, en promouvant au rang de co-réalisatrice son ancienne productrice, Cristina Gallego, déjà très impliquée dans ses œuvres précédentes. Brouillant délibérément la question des genres cinématographiques, qui compartimentent outrancièrement notre vision du monde, il exhume d’une mémoire déjà enfouie le souvenir des civilisations premières de l’Amérique Latine et remonte au temps de leur premier carambolage avec ce qui sera notre monde moderne : ici, dans les années 1970, la naissance des premiers cartels de drogue, à partir de la récolte puis du commerce de « l’herbe sauvage ». Commerce qui se met à intéresser les « étrangers » que sont les Américains du Nord et qui, d’abord vécu comme une manne financière par les peuples locaux, ne tardera pas à dresser les uns contre les autres les différents clans et à provoquer leur anéantissement mutuel. Mais le récit de cette genèse de la violence ne s’effectue pas dans un survol abstrait. Porté par le chant d’un vieux berger, il se présente comme un mythe des origines, reformant sous nos yeux un couple premier, Zaida (Natalia Reyes) et Rapayet (José Acosta), et redonnant vie, autour d’eux, à leurs enfants et à leur clan, celui des Wayuu, irrévocablement soumis à l’autorité d’une matriarche impressionnante, Úrsula, superbement campée par Carmiña Martinez, qui sait ce que c’est que de s’avancer sur une scène...


Ce retour vers le passé de tout un pays et, derrière lui, de tout un continent destiné par l’Histoire à être en grande partie dominé, confère à nombre de scènes une dimension ethnographique fascinante. Secondé à l’image par David Gallego et porté par la musique envoûtante de Leonardo Heiblum, Ciro Guerra, galvanisé par le filmage de l’archaïque, parvient à abolir la frontière cinématographique, lorsqu’il entraîne son spectateur au cœur d’une cérémonie rituelle pré-nuptiale qui donne tout son sens, flamboyant, au titre, ou lorsqu’il le rend témoin d’une impressionnante pratique d’exhumation des morts. Comme dans « L’Étreinte du serpent », le spectateur se trouve fréquemment happé, magnétisé par la contemplation des scènes que le réalisateur, un peu chaman, place sous ses yeux. Étreint, aussi, lorsque la violence déferle et entreprend de régner en maître sur un monde sans doute trop confiant dans la parole donnée et trop droit, dans sa rigueur.


Avec une virtuosité qui n’a rien d’apprêtée, mais semble au contraire comme naturelle, instinctive, Ciro Guerra sait admirablement jouer des contraires, que ce soit dans le maniement de la caméra, qui tantôt se fige, hiératique, tantôt vole, danse avec les protagonistes, ou encore partage leur ébranlement. Ou dans le traitement du paysage, ce désert de la Guajira, au nord de la Colombie, où le film a été majoritairement tourné : tantôt impressionnant dans son dépouillement, son aridité annonciatrice de violence, tantôt chargé, saturé comme une scène de théâtre, pour peu qu’un orage s’annonce, poussant devant lui ses bataillons noirs.


Conformément à son souhait, voir un film de Ciro Guerra constitue une véritable « aventure », et cela jusqu’au générique de fin, où le bruit soudain d’une pluie nouvelle, diluvienne, semble seul pouvoir laver toute la violence qui a déferlé, au point de se conduire jusqu’à son propre épuisement.

AnneSchneider
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le 15 mars 2019

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Anne Schneider

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