Entièrement à Demy. Une déclaration plutôt qu'une critique.
A chaque fois c'est pareil. A chaque fois je sais qu'il ne faudrait pas, et pourtant je ne peux pas résister. J'ai encore regardé "Les parapluies de Cherbourg". Et j'ai été bouleversée. J'ai d'abord eu l'idée saugrenue de vouloir raconter cette émotion, comment ma découverte de ce film a accompagné la naissance de mon goût pour la couleur. Raconter combien j'admire inconditionnellement Jacques Demy pour le courage de ses choix face aux conventions, la cohérence de son œuvre, son intégrité, ses convictions, même si parler de courage en matière de cinéma peut sembler excessif. Raconter mon expérience il y a 20 ans dans une chambre d'hôtel à Montréal, où l'adolescente cinéphage que j'étais découvrait les joies du câble grâce auquel on pouvait voir des films à toute heure. Et lorsque mes copains de classe se sont déchainés contre "les parapluies...", rivalisant de quolibets, sans parler du sempiternel "...passe moi le sel..." en chanson... je me souviens m'être sentie courageuse d'aimer Jacques Demy, et d'avoir vraiment eu mal, à la fois de voir ce film magnifique ridiculisé, et de réaliser que mes amis ne comprenaient pas, ne ressentaient pas à quel point cette histoire était tragiquement ordinaire. Et puis en me relisant je me suis trouvée pédante. Je l'aime, ce film, c'est tout. Alors je n'aborderai pas la dimension sociologique, le choix rare d'aborder la guerre d'Algérie, ni la balance parfaite entre le traitement réaliste des dimensions économique, sociale et politique et les partis pris poétiques et en-chantés.
"le marchand de couleurs s'il vous plait?"..."c'est la porte à côté!" Je veux être la marchande de couleurs depuis cet instant. Quand je le revois aujourd'hui, c'est comme si j'avais tout appris sur les couleurs, les associations, les contrastes, comme si mon œil avait été éduqué par ce film. Le soin apporté aux décors, aux moindres détails, raconte autant de choses que les dialogues et les regards. L'univers coloré est riche, audacieux. Chaque détail en fait comme un écrin au bonheur, et pourtant le bonheur s'est enfui. La robe rouge de la prostituée se fond avec le mur du même rouge d'un bar devenu glauque, la robe de grossesse de Geneviève est du même dessin que les murs de sa chambre, et aussi joyeuse que soit la robe de Madeleine, elle en fait aussi un simple élément du décor. Elles sont prisonnières de leurs vies. Les rayures sont omniprésentes, comme une trame dont on ne peut s'extirper, comme les barreaux d'une jolie prison dont on ne pourra jamais sortir, qu'on se construit soi même. Une prison rose, discrète et dont on est la souveraine, mais une prison quand même. D'ailleurs le choix de la palette colorée n'est pas un masque mais plutôt un révélateur. Pédante, je vous l'avais bien dit... Quel drôle de truc que cet internet où tout le monde peut donner son avis sur tout...
Il neige sur Cherbourg et la ville est comme recouverte de cendres. C'est une des plus belles fin de film à mon goût, à égalité avec son pendant serein et apaisé, les dernières images de "La fièvre dans le sang" d'Elia Kazan.