Je me souviens. Mon premier contact avec les Parapluies de Cherbourg fut au travers d’un DVD posé sur une étagère chez mes grands-parents. Un jour, je leur ai simplement demandé si je pouvais l’emprunter, étrangement attirée par cette vieille édition et ces photographies d’une sublime Catherine Deneuve. Après un « oui » de ma grand-mère, son fils, mon oncle, m’a précisé « je me souviens, maman le regardait tout le temps, on l’avait déjà en VHS ». Évidemment, j’ai laissé l’objet longtemps traîner dans ma chambre en désordre puis, je me suis rappelé que je désirais le voir le lendemain d’un réveillon de noël chez ces mêmes grands-parents, le dernier que nous avons passé ensembles. Les choses se sont enchaînées très vite. Ne pouvant plus vivre chez eux, ils sont partis en maison de retraite et nous avons longuement vidé la maison. Je n’ai rien réclamé, rien voulu, et puis, j’avais déjà le DVD des Parapluies de Cherbourg. Mon grand-père est décédé, quelques mois après, ma grand-mère l’a suivi. Ce DVD est la dernière chose matérielle qu’il me reste d’eux et de cette maison, construite par mon grand-père, dans laquelle j’ai passé une immense partie de mon enfance avec ces papiers peints criards, ces draps qui grattent, la collection de petites cuillères en argent de ma grand-mère, les tableaux peints par mon grand-père. Mais, pourquoi Les Parapluies de Cherbourg me semble-t-il si représentatif d’eux et de leur vie ? Pourquoi ma grand-mère le regardait tant ? Quelle essence cachée contient ce film qui remue la mémoire et sourit au passé ? Ce lien qu’il crée entre eux et moi ne peut pas venir que d’un DVD. C’est en le revoyant il y a peu que cela m’a sauté aux yeux. L’héroïne porte le prénom de ma grand-mère et par là-même, mon troisième prénom donné en son honneur : Geneviève. Peut-être que Geneviève, c’était elle.
De fait, dès son générique de début, l’ambition des Parapluies de Cherbourg se fait évidente : Jacques Demy veut offrir un opéra à ceux et celles qui à la fois ne peuvent pas les voir et qui n’en sont pas les sujets. Il veut offrir aux « gens simples », aux prolétaires leur propre tragédie et c’est ainsi que le premier plan du film montre la ville de Cherbourg, cette petite cité portuaire loin d’être riche. (Pour voir les plans des séquences dont je parle, si besoin, ils sont postés ici) D’emblée, on voit une iris qui s’ouvre pour dévoiler la mer, un brillant équivalent cinématographique du lever de rideau, puis la caméra s’abaisse vers la ville et tandis que les noms défilent, nous voyons un véritable ballet de parapluies en plongée zénithale. Par ces gouttes ruisselant du ciel, il désacralise l’opéra avec un mauvais temps, enlevant une certaine perfection à l’ensemble. Pourtant, la véritable perfection se retrouve dans ces superbes mouvements de foules, extrêmement millimétré, donnant une poésie à chacun d’entre nous marchant sur le pavé humide. Le titre est, dès lors, tout de suite évocateur. Rien n’est plus simple qu’un parapluie, rien n’est plus courant et naturel parce que c’est de cela que Demy veut parler, de la normalité. En transposant le forme de l’opéra dans un film, il adapte un art dit noble à un art dit populaire, un geste artistique et politique fort qui vise à donner un véritable accès à tout le monde.
Ce n’est pas pour rien que Demy s’affilie au mouvement de la nouvelle vague parce qu’il tient à montrer d’autres gens. Guy travaille dans un garage, Geneviève lutte avec sa mère dans un petit commerce, ils sont ceux dont on ne parle, habituellement, jamais. Les Parapluies de Cherbourg représente ainsi comme un espace à part, leur rêve de grande tragédie dans leur vie modeste. Ce film prend alors une forme extrêmement originale où l’action est à la fois close sur elle-même et ouverte voire méta-cinématographique. D’un côté, ces répliques chantées, ces couleurs superbes et chatoyantes forment un cocon hermétique et séparent le film de toutes autres œuvres, le rendant unique (après tout lorsque l’on regarde la bande annonce de l’époque, il se vend beaucoup sur le fait qu’il est le premier film français entièrement chanté en couleur). Mais d’un autre côté, plusieurs éléments l’ouvre sur l’extérieur : dès le début, comme une adresse au spectateur, un personnage dit qu’il n’aime pas l’opéra, une petite blague. De plus, nous voyons le personnage de Roland Cassard qui est le héros du premier film de Jacques Demy, Lola. Si les deux films ont une forme extrêmement différente les laissant chacun singuliers, ils sont en même temps reliés, transcendant les limites du cinéma et ajoutant une forme de réalisme à l’ensemble. Nous pouvons, dans la vie, croiser plusieurs fois une même personne et nous sommes le personnage principal de notre vie mais un second rôle pour celle des autres. Enfin, nous constatons qu’il y a plusieurs regards caméra, venant surtout de Catherine Deneuve et de son désespoir.
Deux sont assez notables : lorsqu’elle apprend le départ de Guy et qu’elle chante, « Non jamais je ne l’oublierai », et alors qu’elle va se marier par dépit à Roland. Dans le premier cas, il semble qu’elle s’adresse réellement au spectateur et que, convaincue qu’elle ne l’oubliera jamais, elle cherche un témoin pour la croire, pour croire en cet idylle de cinéma. Le second regard, rempli de peine, d’ennui voire de colère – prouvant à lui seul l’immense talent de Catherine Deneuve et sa performance époustouflante dans ce film – est comme une réponse. Elle nous regarde sachant que le rêve est fini et cette adresse vers l’extérieur la sort du rêve d’opéra, de la tragédie, du grand amour. Ce double mouvement, à la fois méta et clos, est dans ce sens : la réalité rattrape les gens normaux et ils ne peuvent rester indéfiniment enfermés dans une atmosphère onirique. Le motif du miroir qui se répète dans le film, surtout avec le couple principal, me semble indiquer la même chose. Ils ont un double et leur grand amour est une image fabriquée de toute pièce par les films et les opéras, un reflet de leurs fantasmes, loin des douleurs de la guerre et de la pauvreté, qui ne peut s’accomplir. Si la première partie du film est un grand rêve, les autres ne vont faire que le rationaliser, le rendant plus réaliste car, comme dit la mère de Geneviève, « Ne pleure pas, regarde-moi, on ne meurt d’amour qu’au cinéma. »
Il m’apparaît alors clairement en quoi ce film pouvait tant toucher ma grand-mère, Geneviève, et même mon grand-père, tous deux issus de milieux pauvres et ayant lutté toute leur vie pour assurer un avenir à leurs enfants. Le film, derrière son aspect si particulier, représente une réalité âcre des années 60 et se permet de véritables audaces politiques qui n’ont pu que parler à mes grands-parents. D’un côté, au travers de la mésaventure de Geneviève, Demy montre, comme souvent dans ses films, la difficulté d’être une femme dans cette société. Toutes les actions sont mal perçues, il y a une véritable pression du regard. Longtemps, j’ai pensé que la mère de Geneviève n’était qu’une marâtre insupportable mais, en réalité, non. C’est une femme qui peine à cause de l’argent, qui est rejetée par les autres (elle dit elle-même ne pas avoir d’amis) et qui sait qu’une grossesse hors mariage peut être destructrice pour sa fille. Geneviève est dès lors condamnée par sa situation d’esseulée, victime du manque de contraception, de l’impossibilité d’avorter. Comment ne pas, ici, voir ma grand-mère, celle qui a pleuré quand elle a appris qu’elle était encore enceinte d’un enfant, exténuée et n’en pouvant plus ? Comment ne pas songer à cette femme qui a consacré sa vie au foyer à s’occuper d’eux quand son grand rêve était d’être cuisinière ? De l’autre côté, la situation de Guy est extrêmement intéressante aussi. Avec un courage immense, Demy ose réellement parler de la guerre d’Algérie, d’à quel point elle détruit les jeunes hommes, des risques encourus. Mon grand-père, cette guerre, il a été obligé d’y participer, et dans ses prunelles lorsqu’on l’évoquait, le malheur et le traumatisme, toujours, apparaissaient. La situation politique de la France est parfaitement retranscrite dans ce film qui montre que les gens pauvres, qui n’ont pas les moyens de faire ce qu’ils veulent, qui n’ont pas les titres pour échapper à la guerre, sont arrachés de tout rêve, de toute possibilité d’être des héros nobles, maudits et tragiques.
Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy a donc cette ambition : donner à tous et à toutes un opéra tout en étant conscient de la véritable impossibilité de son projet. Mais, la parfaite et sublime musique de Michel Legrand, jouant sur la répétition de thèmes, ajoutant des chœurs et modulant l’intensité en fonction de l’action, permet à ces gens simples d’avoir leur propre composition, d’avoir leurs propres malheurs, peut-être pas aussi intenses que les nobles de littératures mais tout aussi déchirants et légitimes. Le dernier morceau, intitulé « Finale » dans la tradition de l’opéra, montre un dialogue tout simple entre Geneviève et Guy se retrouvant des années après. Néanmoins, avec cette simplicité, il crée une véritable acmé avec un crescendo musical et vocal absolument superbe.
Sur une musique réellement poignante, le dernier plan du film montre une scène tout à fait banale : Guy qui joue avec sa femme et son fils. La caméra offre toute une grâce à l’instant en s’élevant dans les airs avant de terminer par un fondu au noir, nouvel équivalent d’une chute de rideau. Jacques Demy et Michel Legrand magnifient ce quotidien tout en lui insufflant une dimension déchirante. C’est avec cette scène banale que se conclut la tragédie simple des personnages principaux. Ils sont pour toujours séparés mais restent, comme quelques fragments, des traces de leur amour : Geneviève a appelé sa fille Françoise comme convenu avec Guy sur les quais et fait un détour par Cherbourg, mélancolique d’un plus beau temps ; Guy a acheté une station-service toute blanche comme il l’a dit à Geneviève et a nommé son fils François. Des éclats du rêves restent plantés dans la réalité, un chatoiement qui blesse, les égratignures d’une vie de cinéma impossible. Aujourd’hui, j’imagine mes grands-parents devant ce film qui parle d’eux, devant ce film qui montre les rêves impossibles de leur condition, devant ce film qui montre tout de même un bonheur possible.
Tel est tout le paradoxe des Parapluies de Cherbourg. Ce film qui vogue entre le rêve et le réel, entre la fiction pure et le méta, entre la tragédie et la simplicité, laisse une fin en demi-teinte. Le dernier dialogue après tout est celui-ci : « – Tu vas bien ? – Oui, très bien. » Guy et Geneviève, comme mes grands-parents, n’ont pas accompli leur rêve mais ils réussissent à atteindre une forme de bonheur, un bonheur de dépit mais vivace et surtout, courageux. Jacques Demy, ainsi, réinvente entièrement l’opéra avec des personnages qui ne meurent pas d’amour, mais sont rendus lasses par la société.
Finalement, dans Les Parapluies de Cherbourg, la véritable tragédie ce n’est pas qu’ils soient séparés, c’est qu’ils puissent vivre l’un sans l’autre.