« Avec son troisième long-métrage, la cinéaste témoigne de l’état de la Tchécoslovaquie en assumant un maniérisme explosif, exacerbation de l’influence de Godard, du Pop Art warholien et du montage épileptique du ciné underground des sixties. Cet état du pays est celui de la dépravation. Dans un monde aussi oppressant que libertaire, coincé entre le dégel et le Printemps de Prague, deux jeunes filles délurées trompent leur ennui existentiel en organisant leur suicide social. « La dépravation est partout en ce monde » donc « nous serons dépravées nous aussi » annoncent Marie la blonde et Marie la brune, fatiguées de l’absence total de sens autour d’elles.
Sous l’érotisme latent qui nimbe les poses lascives des deux inséparables, la dimension sexuelle de la dépravation s’exprime d’abord par une sorte de retour au stade oral. Ces joyeuses têtes à claques décident d’occuper leur temps à avaler, manger, bouffer, se goinfrer bruyamment de tout ce qui leur passe sous la main : pommes, lait, vin, poulet, pastèques, gâteaux crémeux et autres steaks tartares, jusqu’aux épis de maïs cueillis directement dans un champ. En se faisant inviter au restau par de vieux messieurs avant de les éconduire prestement, les deux protagonistes, moins personnages qu’archétypes, incarnent le trouble de la jeunesse tchèque entre soif de liberté et démence irrévérencieuse. À travers ce plaisir libidinal de l’incorporation, Les Petites Marguerites préfigure le film contestataire de Ferreri, La Grande Bouffe. Toutefois, son allègre insouciance déplace la vulgarité vers une irresponsabilité enfantine qui n’en reste pas moins tragique. Car si ces grandes gamines jouent, ricanent, sautillent ou se lancent dans une bataille de gâteaux pour manifester un refus de l’ordre moral adulte, elles vont jusqu’au bout de leur logique de dépravation. Aussi le plaisir vire-t-il peu à peu à la saturation, jusqu’à une séquence finale orgiaque et apocalyptique où la tentative de retour à la norme est nécessairement factice et absurdement vaine.
Le comique burlesque du film, soutenu par la bande-son, transporte l’euphorie vers le malaise à l’issue fatalement tragique en ce qu’il exprime une incompatibilité au monde, un problème d’identité. « Nous existons » clament Marie et Marie à plusieurs reprises qui, finalement, ne cherchent qu’à se faire remarquer et se vexent dans le cas contraire. Les Petites Marguerites est le récit, aussi sombre que bigarré, d’une abdication en forme de libération. Aussi cette puérilité à l’excentricité décomplexée est vouée à un nihilisme qui finira par se retourner contre ses deux instigatrices à l’unisson. On n’est alors pas si éloigné de l’idéologie du Fight Club de Fincher, porté par le même désir de détruire. »
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