L'humanité*
(*L’humanité au double sens du terme, comme dans le film de Bruno Dumont : l’ensemble des êtres humains, des bipèdes ; et aussi la compréhension, la compassion envers les humains. Mais à entendre,...
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le 3 févr. 2016
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Le ciel. De vastes plaines, vides de toute activité et de toute présence. Des terres où la vie semble s'être dissipée, où le temps semble s'être arrêté. Des premières images du film Les premiers les derniers émane indéniablement une atmosphère pesante, étrange, quasi-apocalyptique.
Juste la fin du monde
De fin du monde, il en est question lorsque, apeurée, l'une des protagonistes révèle sa crainte d'une proche Apocalypse, comme elle l'a entendu (ou du moins le pense-t-elle) à la télé.
De fin du monde, il en est également question lorsqu'on apprend que l'un des héros souffre d'une maladie cardiaque grave, à l'issue potentiellement fatale.
De fin d'un monde, il en est encore question lorsque l'on observe ces terres de Beauce, ces paysages du Centre-Val-de-Loire dont la déshérence humaine et socio-économique est perceptible, des bâtiments agricoles abandonnées aux obscurs bars-restaurants jonchant le bord des routes. Marqué par un taux de chômage croissant et un abandon des structures étatiques, le déclassement social et territorial se fait sentir dans ces vastes plaines. La découverte du corps d'un homme momifié, gisant sur le sol d'une usine abandonnée, présent « depuis un an, deux ou trois peut être » symbolise cet abandon.
Revenons au pitch du film : deux frères, l'aîné (de onze mois comme il le précise lui même au plus jeune dans l'une des scènes) incarné par Albert Dupontel et le cadet interprété par Bouli Lanners himself, sont dépêchés par un mystérieux homme d'affaires, dont seule la voix sera connue du spectateur, afin de retrouver son téléphone portable sécurisé qui lui a été dérobé.
« Bien des premiers seront les derniers, et bien des derniers seront les premiers » (Mathieu, 19.30)
Nos deux héros symbolisent l'existence d'un double rapport de domination.
• Le premier introduit une opposition entre dominants et dominés : ceux qui disposent du pouvoir (économique, symbolique, ...), les premiers (l'homme d'affaires, les mafieux) et ceux qui en sont dénués, car en situation de déclassement social ou détenant des positions inférieures, les derniers (les deux frères, le couple de SDF).
• Le second est propre à la sphère familiale : il touche aux relations entretenues par ces deux frères. Ils n'ont certes qu’onze mois d'écart, mais cela suffit à l'aîné (Dupontel) pour prendre l'ascendant sur son cadet (Lanners). Le premier endosse l'ensemble des responsabilités : il organise le quotidien, met en œuvre la recherche du téléphone, prend les décisions. Brut de décoffrage, il contient une certaine violence tout en étant capable d'exprimer des sentiments. Le dernier se distingue par son mutisme, un visage perpétuellement renfrogné, une humeur égale. L'un gère, l'autre est là sans être là.
Or, ces rapports de force vont être amenés à s'inverser, ou à se rééquilibrer du moins. Tout en conservant son pouvoir économique, l'homme d'affaires va être délesté de son pouvoir symbolique par les deux frères lorsque sera découverte par ces derniers le motif de l'urgence de sa requête. Alors que l’aîné effectuait le travail pour deux, le cadet va prendre en charge l'enterrement du corps retrouvé et aidera Esther.
C'est ici que débarque notre second duo de protagonistes. Vêtus de blousons de couleur orange fluo, caminant l'un derrière l'autre le long d'un espèce d'aqueduc en béton (en réalité la voie d'essai désaffectée de l’aérotrain d’Orléans, longue de 18 kilomètres), sous un ciel nuageux, dans une ambiance lourde, ils semblent fuir. Ce jeune couple, fou d'amour, criant de vérité, magnifiquement interprété par David Murgia (déjà épatant dans Geronimo de Tony Gatlif) et Aurore Broutin (la révélation du film), incarne le déclassement, tel un acteur du rapport de domination évoque ci-dessus. Exclus économiquement (SDF, sans travail, sans ressources), ils sont également marginalisés par la société, notamment du fait du handicap mental d’Esther, dont la fragilité et l'angoisse grandissante est perceptible. Leur situation se compliquera lorsque Willy sera surpris en train de commettre un vol, avec les conséquences qui en découlent, bien qu'elles ne présentent pas un caractère légal... Or, tôt ou tard, eux aussi seront amenés à abandonner (du moins symboliquement) leur positionnement de dernier pour être les premiers, ceux qui regardent droit devant eux et avancent sans se retourner sur le chemin qu'ils viennent de parcourir.
Dès lors intervient un habile et surprenant croisement des récits, entremêlant les histoires des uns et des autres, associant les protagonistes et les lieux. Plusieurs directions narratives sont empruntées, mais parviennent à former un tout cohérent.
Une œuvre parabole
À la lecture du titre se profile une œuvre mystique, empruntant de nombreuses références à la religion chrétienne et à la Bible. Ainsi, la parabole des ouvriers de la Onzième heure donne son titre au film - « Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers » (Mathieu, 20.16).
Revenons néanmoins à notre première rencontre avec le jeune couple sur la voie aérienne. Ils marchent. Pause. Incertitude. Face à eux se tient un homme seul : qui est-il ? Cheveux longs, barbus, il porte le nom de Jésus. Incarné tout en sobriété par l'atypique Philippe Rebbot, il deviendra l'ange gardien d’Esther et Willy. On appelle cela une rencontre salvatrice : là où Willy croise Jésus (et vice-versa), ce dernier sème l'espoir et le sauve de l'inextricable. Si le jeune homme se demande s'il est le « vrai » Jésus, le spectateur se surprend parfois à se poser la même question, tellement le parallèle avec les miracles opérés par le Christ selon les Écritures est saisissant, dans un film dont les scènes s'apparentent elles-mêmes a des paraboles bibliques.
Une œuvre de l'espoir
Des uns contre les autres, on passe aux uns avec les autres. Si les protagonistes évoluent dans un univers apocalyptique, un véritable désert français marqué par la déshérence et l'absence de toute perspective aussi bien humaine qu'économique, de vastes terres plates et vides écrasées par la lourdeur d'un ciel gris et réfractaire, Les premiers les derniers n'est pas une œuvre du désespoir, bien au contraire. A travers une mise en scène brute et sincère, efficace, appuyée par la photo de Jean-Paul de Zaeytijd, Bouli Lanners relate une parabole de l'espoir, dont la scène finale représente l’acmé.
« L'espoir fait vivre » dit-on, et bien oui. Bouli Lanners nous rappelle ici que « La vie est dure, parfois le chemin est long » (cf. l'interprète Anaïs), aussi long que la traversée qu'empruntent Willy et Esther, aussi long et parsemé d'embûches que cette recherche du téléphone (aussi secondaire devient-elle) qui révèle en réalité une véritable quête initiatique, marquée par la rencontre avec des personnages incarnant cette lumière, cette lueur d'espoir à laquelle toute femme et toute homme a droit, puisque « La roue tourne »: « Après la pluie vient le beau temps », selon le célèbre dicton. Ces survivants, ces sauvés des eaux, sont incarnés avec justesse et brio par des interprètes brillants, chacun amenant sa touche personnelle à cet univers : le caractère Brut de Dupontel, la poésie de Bouli Lanners, la grandeur de Michael Lonsdale, l'élégance de Max Von Sydow, la sincérité de Suzanne Clément...
Oui, mais...
Devant de tels propos, pourquoi avoir seulement attribué à Les premiers, les derniers la note de 6 me demanderez-vous ? C'est tout simple. En dépit des qualités indéniables dont jouit cette œuvre atypique et riche, cette dernière me procure un sentiment mitigé. Si je loue la complexité et la finesse du scénario, j'ai été paradoxalement déstabilisé par l'absence de réelle histoire, comme si les personnages tournaient en rond. L'incertitude narrative régnant dans la première (et lente) partie du film a d'ailleurs failli me laisser sur le bord de la route, avant que la seconde partie me rende davantage sensible à la trajectoire de ces protagonistes attachants, de ces derniers mués en premiers. Néanmoins, je vous conseille d'aller à la découverte de ce cheminement, de cette quête initiatique, œuvre d'un réalisateur accessible, sympathique et à l'écoute de son public, rencontré lors de la dernière Cinexpérience.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes On a vu le film... et on a rencontré l'équipe!, 2016, année cinéphile et Cinex Party (Les Cinexpériences de @rem_coconuts)
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le 15 janv. 2016
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