Il s’agit d’un cinquième complément de programme à son Shoah (1985) Lanzmann ayant choisi de monter quatre témoignages de rescapées des camps, comme il l’avait fait avec Maurice Rossel dans Un vivant qui passe (1997), avec Yehuda Lerner dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), avec Jan Karski dans Le rapport Karski (2010) et celui que je n’ai pas encore vu : avec Benjamin Murmelstein, dans Le dernier des injustes (2013).
La première partie, intitulée Le serment d’Hippocrate, la plus longue des quatre (90 minutes) s’intéresse au récit de Ruth Elias, jeune tchécoslovaque de 17 ans, déportée à Theresienstadt, survivante par somme de coïncidences, ayant perdu toute sa famille à Auschwitz. Lanzmann lui laisse entièrement la parole, c’est à peine s’il intervient pour poser des questions comme il le faisait régulièrement, parfois durement et crûment, lors des nombreux témoignages moins imposants de Shoah. C’est que Ruth Elias a jadis écrit dans ses mémoires « Triumph of Hope » ce qu’elle raconte ici, face caméra. Car écrire, c’est ce qui lui a permis de survivre, dit-elle. Et il est évident qu’il faut beaucoup de recul et d’habitude à retranscrire ses souvenirs pour ne pas se laisser submerger tant c’est souvent insoutenable et raconté dans les moindres détails. La carte du père, les autres femmes enceintes à ses côtés, son bébé – le seul moment où elle ne parviendra pas à retenir ses larmes. Ce témoignage est surtout l’occasion de raconter ce qu’on a peu entendu : Ruth Elias a d’abord été heureuse de sa déportation puisqu’elle y retrouvait son amoureux. Avant les issues que l’on sait, évidemment. C’est donc un témoignage fort, qui permet une fois de plus de constater qu’il était impossible de s’attendre à ça. Elle raconte aussi combien la musique (l’accordéon, surtout, dont elle rejouera pour l’interview l’une des chansons qu’elle entonnait dans les camps) et la cuisine l’ont sauvée.
Le deuxième segment se penche sur le récit d’Ada Lichtman, cracovienne déportée dans le camp de Sobibor, dans lequel elle perdra son père et son mari, avant d’en réchapper dans l’évasion d’Octobre 1943. On peut déjà faire des ponts avec le récit précédent : Le fétichisme de l’accordéon, déjà, qu’on remplace ici par des poupées. Dans les deux cas, c’est une obsession née des camps de la mort, la matérialisation du souvenir, dont on ne peut se défaire. Ada raconte avoir été tourmenté par la vision de ces poupées par centaines qui étaient arrachées aux mains des enfants juifs et qu’elle devait, avec d’autres femmes, remettre en état et vêtir de vêtements retrouvés, pour les progénitures des soldats SS. Impensable, lui lâche Lanzmann. Aussi impensable que d’être dans un camp de la mort, lui répond t-elle. Quant à la terreur Josef Mengele (qui intervenait dans presque chacun des souvenirs de Ruth Elias) c’est ici un certain Wagner qui le remplace. Welfen (Le loup) comme les déportés le surnommaient entre eux, avoue Ada Lichtman. Ils n’étaient pas tous méchants, il y avait même des gentils, reconnaît-elle, mais il y avait des Wagner. La puce joyeuse du titre de cette seconde partie fait référence à l’écriteau qui surplombait la maison des allemands dans le camp de Sobibor.
Le troisième segment donne la parole à une polonaise de Lodz, Paula Biren, parquée dans le ghetto Baluty, l’un des trois quartiers délabrés de la ville, avant sa déportation à Auschwitz. Contrairement aux deux autres parties, Lanzmann entretient un vrai dialogue avec elle, d’abord sur une plage puis chez elle, la poussant parfois dans ses retranchements (comme il lui arrivait de le faire dans Shoah) tant il sent de la gêne et de la retenue à raconter ce qu’elle a vu, vécu, ou entendu. Il interroge aussi sa propre culpabilité dans la mesure où c’est sans doute d’avoir « travaillé » pour les allemands (elle y faisait des manteaux pour les soldats de la Wehrmacht) qui permet sa présence aujourd’hui. Elle avouera qu’elle s’est longtemps sentie coupable de vivre au détriment des autres, sa famille comprise. Avant d’admettre qu’elle n’avait d’autre choix que celui de se suicider, ce que beaucoup faisaient. Ce segment a la particularité d’être accompagné de photos d’archives du ghetto de Lodz.
Enfin, Lanzmann écoute Hanna Marton, transylvanienne de Cluj, qui fit partie d’un convoi sauvage de 1684 juifs vers la Suisse, qui devait échapper à une mort certaine grâce aux tractations financières menées par le président du Comité de sauvetage, Rudolf Kastner. Improbable Arche de Noé qui ne relevait finalement que d’une négociation d’argent avec Adolf Eichmann, haut fonctionnaire nazi. 1684 juifs allaient être savamment répertoriés dans des listes et sauvés quand 450.000 autres seraient gazés à Birkenau. Le début de ce témoignage est entrecoupé d’images de la ville de Cluj.
Quatre témoignages essentiels, donc. Mais je continue de me poser des questions. Non pas sur l’utilité de la retranscription, mais sur le pourquoi de ces retranscriptions aujourd’hui, en 2018, puisque ce sont clairement des « chutes » de Shoah, non montées à l’époque du fait de leur longueur. Comment des témoignages aussi importants ont-ils pu rester dans l’ombre depuis plus de trente ans ?