Fraîchement accueilli par la critique française, en mai dernier à Cannes pour la sélection officielle Un Certain Regard et cet été lors de sa sortie nationale, Les salauds de Claire Denis n'a pas laissé indifférent. Soit. Une habitude ou une demie surprise en quelque sorte tant la réalisatrice de Trouble Every Day s'éloigne des attendus prérequis et d'un cinéma aseptisé. Films à la mise en scène atmosphérique proche de l'abstraction, portés par des récits tout autant nébuleux, ses œuvres cinématographiques en ont fait un des auteurs du 7ème art les plus singuliers des vingt dernières années. Une originalité et une vision personnelle qui minimisent les récents reproches reçus par Claire Denis et ses Salauds, ces incompréhensions traduisant (et trahissant après visionnage) davantage une méconnaissance de son art, qu'un film outrancier aux défauts rédhibitoires comme il a pu être écrit.
Commandant d’un supertanker, Marco Silvestri (Vincent Lindon) abandonne le navire dont il a la charge en apprenant le suicide de son beau-frère (Laurent Grevill). De retour sur terre, Marco découvre l'étendu du drame. L'entreprise familiale de fabrication de chaussures reprise par sa sœur Sandra (Julie Bataille) et son mari est en faillite. Sa nièce Justine (Lola Creton) est hospitalisée dans une clinique après avoir été retrouvée errant nue dans la nuit, la jeune femme ayant subie une agression sexuelle des plus violentes. Un coupable est rapidement désigné par Sandra, il s'agirait de l'homme d’affaires Edouard Laporte (Michel Subor). Animé par une vengeance irrépressible, Marco s'installe au dernier étage de l’immeuble de Laporte où vit également sa maîtresse Raphaëlle (Chiara Mastroianni) et leur fils. Cependant rien ne se passe exactement comme avait prévu Marco...
Inspiré par Les salauds dorment en paix d'Akira Kurosawa, le personnage de Vincent Lindon trouve sa source dans le héros vengeur incarné originellement par Toshiro Mifune. Ces deux hommes solides et sûrs vont devenir chacun les jouets d'une destinée et de forces qu'ils ne maîtriseront pas. Parcours d'un marin trop longtemps resté en marge des problèmes de ses proches, le désir de vengeance de Marco nourri à la fois par sa culpabilité et son absence trouve en la personne de l'énigmatique et inquiétant Laporte, un ennemi idéal. Rêve du meurtre de l'enfant, séduction de sa maîtresse, Marco veut blesser l'égo de cet être intouchable. Néanmoins celui-ci va apprendre à ses dépends, à mesure de son enquête, l'étendu des mensonges familiaux qui lui ont été cachés, devenant par la forces des choses une autre victime des évènements.
Premier film de Claire Denis tourné en numérique avec sa complice Agnès Godard, Les salauds signe aussi, dix ans après Vendredi soir, les retrouvailles avec Vincent Lindon. Les amateurs de son cinéma noteront, en plus de la présence de Michel Subor, que la réalisatrice reste toujours très attachée à son cercle intime d'acteurs (1) : Alex Descas dans le rôle du directeur de la clinique, et le duo Grégoire Colin / Florence Loiret-Caille comme propriétaires du lupanar. A l'instar de ses précédentes longs métrages, le style elliptique de la cinéaste ne devraient en rien troubler les habitués : personnages esquissés aux motivations peu explicites, photographie inspirée d'Agnès Godard. Moins hermétique que L'intrus (pouvait-il en être autrement ?), le film n'en reste pas moins un espace fantasmatique au traitement volontairement atmosphérique et trouble.
Sombre et amoral dans sa conclusion, Les salauds fit donc grincer les dents des bien-pensants. La position ou plutôt l'absence de position franche de la part de Claire Denis ne fut pas du goût de certains (2). Dont acte. Or qui peut réduire et résumer le film à sa dernière scène (choquante sur le fond, nullement sur la forme, la réalisatrice ne joue jamais la carte facile de la provocation) ? Certes, la fin du film met définitivement la lumière sur un acte abjecte (l'inceste), et frappe à jamais le métrage et l'esprit du spectateur. Ce point final radical et ces dernières images qui l'accompagnent n'ont pourtant qu'un seul but, éclaircir les causes de ce drame et l'irruption progressive du mal au sein de cette famille. Un thème moteur et destructeur fortement influencé par le roman Sanctuaire de Faulkner, dont la représentation de la jeune Justine évoque le personnage féminin Temple Drake. Le principal reproche aura ainsi été tant la dureté et la violence des faits que le défaut de jugement moral de la cinéaste. A moins qu'il faille être aussi désabusé que Claire Denis pour supporter la noirceur opaque du film.
Mis en musique par les Tindersticks pour une bande originale électronique, dissonante et hypnotique (3), ce film fort n'est pas à mettre entre toutes les mains, et restera indéniablement l'un des plus marquants de sa réalisatrice.
http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2013/12/les-salauds-claire-denis-2013.html
(1) On restera plus mesuré quant à l'apport des deux invités que sont le chanteur brestois Miossec ou l'avocat Eric Dupont-Moretti.
(2) On peut se demander une fois de plus si le fait que Claire Denis, femme au demeurant, fasse plus un « cinéma d'hommes » ne soit pas encore la raison de cette incompréhension.
(3) Plus leur reprise fantomatique du groupe funk Hot Chocolate, Put your love in me, ajoutant au malaise ambiant.