Contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, Les Sentiers de la gloire n’ont pas été censurés en France.
C’est pire. Producteurs et censeurs ont choisi d’anticiper la censure et de ne pas sortir le film. Pendant dix-huit ans. Et c’est bien après la sortie du film en France que les cinéastes français (Boisset avec le Pantalon, Jeunet avec Un Long dimanche de fiançailles) oseront reprendre les thèmes, assurément difficiles, dénoncés par Kubrick.
Trente ans avant Full Metal Jacket , Kubrick choisit de traiter le film de guerre sous un angle très original. Il s’agit bien d’un film de guerre – les combats sont présents, particulièrement violents, tant dans la tension insoutenable qui précède à l’intérieur de la tranchée que dans la charge désespérée dans le no man’s land lunaire. Mais les ennemis ne seront jamais visibles. – de même qu’ils mettront très longtemps à apparaître dans Full Metal. L’ennemi en réalité est à l’intérieur – il s’agit d’une autre guerre, interne, aussi cruelle, également mortelle – celle décrétée par l’état-major contre ses propres troupes – et de façon comparable Full Metal Jacket dénoncera les conditions, mortelles, de préparation à la guerre auxquelles les marines sont soumis.
Dans l’horrible grande guerre, dont les motifs échappent largement à tous, seuls comptent pour l’Etat-major et pour les officiers l’image donnée, les stratégies de carrière, les échos, les honneurs – pas la vie des hommes.
La réalisation de Kubrick traduit de la façon la plus magistrale cette très singulière guerre de l’intérieur.
Dans les espaces, tout d’abord.
L’espace de la tranchée est confiné, sale, boueux, totalement encombré. Et les très fameux travellings enchaînés dans la tranchée, travelling avant en caméra subjective puis travelling arrière sur Dax / Kirk Douglas, parcourant et re-parcourant la totalité de l’espace face à la masse agglutinée des hommes, ces travellings traduisent parfaitement l’exiguïité des lieux , l’incapacité à s’y mouvoir, l’enfermement et l’exigence imposée, contrainte, d’en sortir ;
L’espace du Quartier Général – avec les immenses salles du château, où dès la scène d’ouverture la caméra peine à suivre les protagonistes tant l’espace alentour est vaste, riche et inoccupé. Il paraîtra encore plus grand lors des temps « festifs », lorsqu’on boit, mange ou danse entre pairs, ou au contraire, lorsqu’on y dresse un tribunal de cour martiale. Cette immensité apparaît enfin, sidérante, dans les grands plans d’ensemble en extérieur, sur le château et son esplanade d’où partira le cortège des condamnés pour atteindre, au bout de la grande allée, les poteaux de l’exécution. Cette scène est d’ailleurs présentée comme un spectacle, auquel pourra assister tout l’aréopage (avec photographe) – et dont le général Mireau (fabuleux George McReady) se félicitera par la suite :
- Jamais je n’ai vu une telle affaire mieux dirigée.
- Ils sont morts admirablement. Il y a toujours le risque qu’ils se comportent de façon déplaisante. …
Esplanade grandiose de la honte, par rapport au sentier boueux de la tranchée et au désert lunaire des combats
Enfin, l’espace ultime, celui de la prison apporte un « éclairage » essentiel sur cette opposition irréductible : la pièce est noyée dans une obscurité épaisse, contrastant totalement avec l’éclat strident des fenêtres( ?), si violent qu’il n’offre aucune possibilité de vue sur l’extérieur. Dans Les sentiers de la gloire le ciel est inaccessible. Inaccessible pour les soldats, contraints en permanence à se déplacer à genoux ou à plat ventre ; guerre plus accessible depuis le château tant la hauteur des pièces est vertigineuse. Ces sentiers-là ne sont pas un chemin céleste.
Dax / Kirk Doulas est à la frontière de ces deux mondes qui ne se croiseront jamais – malgré tous ses efforts. Nous sommes en 1916, et Zola n’est pas loin. La lutte des classes est ainsi transposée, largement inconsciemment sur le terrain de la Grande Guerre. Et les discours des officiers sont assez terrifiants :
(Mireau / McReady) : « Ils avaient ordre d’attaquer. Leur devoir les obligeait à obéir… La seule preuve de l’impossibilité de cette mission aurait été leurs cadavres. Ce sont des moins que rien, des pleutres perfides et pleurnichards. »
(Broulard / Menjou, sur une tonalité bien plus cynique) : « l’état-major subit des pressions de la part des journaux et des politiciens. … il y a aussi le problème du moral des troupes. … Cette exécution sera un remontant pour la division. Rien n’est aussi encourageant et stimulant que de voir quelqu’un mourir. Ils sont comme des enfants, des enfants veulent qu’un père soit strict, ils veulent de la discipline. On maintient la discipline en exécutant un soldat de temps en temps … »
Sur les sentiers de la gloire, la nausée n’est pas loin. La vie des autres ne compte pas. L’exécution des otages désignés pour l’exemple est programmée, renvoie à des problèmes d’image, des stratégies de carrière, de communication déjà, et rien ne pourra l’empêcher – pas même la plaidoirie remarquable de Dax désigné comme avocat pour une parodie de procès où le juge refuse tous les témoignages en faveur des accusés, s’oppose à ce qu’on évoque leur passé héroïque (seule compte leur « lâcheté » présente), ne retient que les réponses à charge, quasi guidées, et se soucie exclusivement que les choses aillent vite au détriment des règles les plus élémentaires de la justice.
Mais le traitement au napalm de Kubrick ne s’arrête pas là. Ce ne sont pas seulement les hauts gradés qui sont en cause – en réalité chacun, jusqu’au plus petit, se décharge toujours sur son inférieur. Broulard éliminera Mireau, trop compromis (il voulait faire tirer sur ses propres troupes, fait authentique), comme Roget avait envoyé Paris devant le peloton d’exécution pour qu’il ne dénonce pas ses turpitudes.
Les Sentiers de la gloires est peut-être un film pacifiste mais c’est surtout un film pessimiste. Et personne n’échappera à ce jeu de massacre – car les soldats eux-mêmes, la masse anonyme et agglutinée dans les tranchées, c’est aussi celle que l’on retrouve à la fin du film, dans le casernement, sifflant avec la plus grande vulgarité, avec bestialité même, une jeune prisonnière allemande, présentée par un Monsieur Loyal, presque aussi cynique que les officiers de l’armée. Et le chant final, autour de la jeune femme, repris en chœur et avec émotion par toute la troupe, ne suffit pas à rétablir un soupçon d’optimisme.
Autour de Kirk Douglas, très charismatique (presque trop, son rôle, déchiré entre humanité profonde et loyauté envers l’institution, supposant peut-être moins de sorties héroïques et spectaculaires), tous les acteurs composent des silhouettes sidérantes, pathétiques, entre tragédie et bouffonnerie sinistre.
On retiendra surtout, évidemment, les compositions des deux monstres, antithétiques et parfaits,
• George McReady, impressionnant, glaçant, regard glacial, presque reptilien (mais parfois aussi tourné vers l’intérieur), longue silhouette rigide, expression constamment contenue et barrée par une longue cicatrice, inaccessible à tout sentiment humain ,
• Adolphe Menjou, rond, matois, onctueux, manipulateur, suggérant sans ordonner, limitant (mais seulement en quantité …) la part de l’horreur, définitivement cynique, sacrifiant son allié sitôt que ses erreurs peuvent aussi le mettre en difficulté, incapable de concevoir que l’on puisse sacrifier à d’autres valeurs que sa propre carrière …
L’immonde peut emprunter des sentiers très tortueux et très divers – les « sentiers de la gloire » sont sans doute des grands boulevards de la honte.
Mais Kubrick lui est en route vers la gloire. Ses deux premiers films, remarqués par les spécialistes, étaient des réalisations brillantes et prometteuses. Avec les Sentiers de la gloire, il revêt les habits du maître.