Les sentiers de la Perdition est un beau film de gangsters, qui sait prendre son temps pour raconter une bonne histoire. L'histoire de ces éternels gangsters qui se trahissent, se déchirent et se vengent pour l'honneur. Des aspects traités avec virtuosité, mais ce qui fait le réel intérêt du film c'est bien l'axe narratif choisi et ce qui en découle. En laissant la narration à un enfant qui s'interroge avec nous sur son père, ce terrible gangster, Les Sentiers de la Perdition dévoile un cœur émouvant et passionnant. Le film devient alors avant-tout le périple d'un père trop distant et d'un enfant fasciné qui apprend à le connaître. Et c'est grave bien fait.
Le monde d'un enfant
C'est Michael Sullivan Jr, le fils introverti qui avoue aimer plus que tout les histoires, la bible, les aventures de cow-boys et de voleurs, qui est notre narrateur. Il nous livre sa fable relatant les quelques instants privilégiés qu'il a partagé avec son père, cet homme mystérieux que chacun se hâte de désigner comme un ange ou un démon.
C'est la force du film, tout les choix de mises en scène concordent parfaitement pour retranscrire le monde de l'enfant. Posés et précis, les cadrages nous font partager sa vision du monde des adultes, encore un poil trop grand pour lui.
La séquence du meurtre dont il est le témoin en cachette est à ce titre admirable. Filmé selon le point de vue de l'enfant, on épie les gangsters qui marchandent et s'invectivent. Et quand tout pète, avec le ralenti de l'homme qui n'en finit pas de tomber, avec le bruit assourdissant des mitraillettes, on ressent le traumatisme de Michael Jr qui assiste pour la première fois à une mort violente.
Par à coups, son monde de l'enfance insouciante se mélange à l'univers terrible des adultes, fait de secrets, de dangers et de violence.
Le mystère de Michael Sullivan Sr
C'est le mystère fondateur pour le narrateur. L'homme à qui il doit la vie, à qui il doit tout, et dont il se sent pourtant éloigné. Mais plus l'histoire progresse et plus son regard sur son père évolue. Il y a un changement graduel dans la relation entre les deux Michael Sullivan, et la mise en scène s'en fait encore une fois l'écho avec brio.
D'abord, le regard que pose Michael Jr sur son père est rempli de distance forcée, le père est cet homme qui revient après une dure journée de labeur et qui a droit au respect, on lui dit « sir ». On l'observe de loin dans le couloir, fasciné par l'arme entraperçue le temps d'un instant. L'homme est parait-il un gangster. Filmé de dos, de loin, en amorce-épaules écrasante lors des scènes de repas en famille, c'est une force tranquille à laquelle on se doit d'obéir.
Puis, au fil des interactions, les deux commencent à se rapprocher, à se parler et se confier, et le père est filmé de plus en plus simplement et frontalement.
Très beau passage où on suit en un long travelling latéral les braquages de banque qui s'enchaînent alors que le père et le fils forment petit à petit une équipe redoutable. Maintenant, le duo peut être filmé côte à côte, ils se sont trouvés.
Le plan final reprend le travelling avant inaugural sur l'enfant face à la mer, renforçant l'impression d'une boucle propre à une fable. L'enfant a enfin percé le mystère: son père n'était ni tout à fait un gentil ni tout à fait un méchant mais un homme complexe, avec ses bons côtés et ses failles. Qui était Michael Sullivan Sr? La réponse est simple et universel: « C'était mon père ».
Les sentiers de la Perdition peut être perçu comme froid, un film de formaliste dans lequel on a du mal à rentrer, mais il faut rendre hommage à Mendes qui a confiance en son histoire et la raconte avec des moyens purement cinématographiques.
A ce titre, l'atout le plus frappant du film est la photographie de Conrad Hall (Butch Cassidy & The kid, Luke la main froide, American Beauty), qui livre un travail juste somptueux, miraculeux par moments (le gunfight muet sous la pluie, la séquence finale à la plage). Avec son souci maniaque du moindre détail, l'univers du film lui doit tout, les gangsters acquièrent une dimension fantasmatique, les guns, la manière dont la pluie coule le long des chapeaux, les ombres omniprésentes, tout est magnifique.
C'est le dernier film de Hall et aussi celui de Paul Newmann, majestueux dans le rôle du Parrain qui se fait vieux. Sacrée manière de partir au sommet.
On notera la prestation délectable de Daniel Craig (qui retrouvera plus tard Mendes pour Skyfall avec le succès que l'on sait) en fils jaloux et lâche. Craig arrive à faire ressentir toute la frustration de son personnage en quelques instants, comme le très pertinent travelling avant sur son regard furieux alors que son père et son fils de substitution parlent entre eux.
Dans le même registre du film de gangsters, on peut préférer Miller's Crossing des frères Coen, qui a pour lui une vraie richesse philosophique, un jeu brillant et virtuose avec les codes du genre, toujours est-il que Les Sentiers de la Perdition remplit son pari. Le pari de renouer avec une certaine tradition hollywoodienne du grand film, qui prend son temps, qui s'appuie sur de grands acteurs et de belles images.
Mais, plus qu'une affaire de classicisme et de talent, Les Sentiers de la Perdition est avant tout la belle histoire d'un père et de son enfant.