Dans un paysage de clair-obscur, ils semblent surgir de la terre, noirs et démoniaques, et cavalent dans un bruit infernal. Chevauchée sauvage qui brise l'harmonie de la nature et menace de tout ravager sur son passage.
Au terme de cette cavalcade brutale, un paisible village, caché dans la nature, comme faisant partie du paysage. Un paysan, son fardeau sur les épaules, paraît sortir des fourrés, comme s'il s'en détachait, accueilli par un chant d'oiseau.
Certes, le film fait 200 minutes, mais en quelques secondes le principal est dit, dans ce contraste entre le bruit et la fureur des bandits (d'un côté) et le calme des paysans se fondant dans le décor naturel. Les Sept samouraïs reprennent et approfondissent un des thèmes majeurs du cinéma de Kurosawa, l'opposition entre l'Harmonie et le Chaos, l'Ordre et la Confusion.
Les bandits représentent le Chaos (Ran en Japonais, qui donnera son titre à un autre film essentiel de la filmographie du maître), la destruction de l'ordre. Bruyants, violents, meurtriers, leur apparition chamboule complètement l'équilibre cosmique (car il y a une dimension cosmique dans le film, j'y reviendrai plus tard, si je m'en souviens).
Paradoxalement, les Samouraïs également bouleversent cet ordre. De par leur mode de vie, ils sont très proches des bandits. Ce n'est pas un hasard si les paysans ont peur d'eux, si Manzo veut cacher sa fille, si tout le monde se dissimule à leur arrivée. Eux aussi représentent le Chaos. S’il fallait une scène pour s’en assurer, voyons cette séquence où les samouraïs brûlent les cabanes où dorment les bandits, déchaînant l’enfer autour d’eux. La réalisation montre la scène dans une confusion volontaire, un déchaînement meurtrier aveugle. Un chaos devenu indispensable cependant, car lui seul peut rétablir l'équilibre. Mais, finalement, les Samouraïs ne sont que des marionnettes du Destin.
Les seuls véritables héros, les seuls vainqueurs possibles, les seuls représentants de l'Ordre et de l'Harmonie, ce sont les paysans. Eux seuls sont à leur place dans ce décor naturel et éternel, eux seuls vivent en communion dans et par la nature. D'ailleurs, après un combat apocalyptique sous la pluie, c'est le retour à l'ordre, dans les rizière parfaitement découpées sous le soleil.
D’où les nombreux plans sur la nature qui entoure le village. Champs de céréales mouvant sous le vent, colline paisible, colonne de lumière perçant les arbres de la forêt. Jusqu’à ce cadre quasiment édenique, ce champ de fleurs en pleine forêt, dans lequel Katsushiro rencontre la jeune Shino. Une rencontre merveilleuse, une scène qui renvoie quasiment aux origines de l’humanité, au couple primitif dans son jardin merveilleux (j’extrapole peut-être une interprétation manifestement chrétienne, mais je la crois justifiée, Kurosawa ayant une culture fortement occidentale). L’harmonie de cette scène vient de son lien direct avec les cieux, d’où la dimension cosmique du film.


Chaque samouraï est présenté avec sa propre individualité. Une bonne partie des paysans également. Et cela constitue une autre opposition entre eux et les bandits, qui sont toujours un groupe, une horde sauvage sans individus, une masse compacte. Kurosawa fait de son film une épopée humaine (oxymore?) par l'importance qu'il accorde à ses personnages. Sans jamais se moquer d'eux, sans jamais caricaturer, il nous montre des humains dans toutes leurs contradictions, dans la force de leurs sentiments, dans le plus grand respect des carcatères et des spectateurs.
Une épopée humaine, car les personnages, réalistes et très travaillés, tiraillés par des émotions purement humaines, sont transcendés en véritables héros, au sens mythologique du terme (de même que les individualités se transcendent en un groupe lors des scènes de combat). Le film va constamment du trivial au sublime, parcourant tout le spectre des émotions. De l’humour, avec l’histrion que l’on va nommer Kikuchiyo (Toshiro Mifune). De l’émotion, à de multiples reprises (ce gros plan absolument magnifique sur la femme de Manzo, lors de la scène de l’incendie du repère des bandits, pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres ; d'ailleurs, ce personnage muet m'a paru habillé comme un acteur du théâtre nô, renvoyant là encore à une dimension cosmique du film).
Le film suit un parcours qui va de la terre au ciel. La terre où s’agenouillent les paysans humiliés et désespérés au début du film. Le ciel où s’inscrivent les héros (voir la scène sublime (je commence à manquer de superlatifs) de l’enterrement du premier samouraï mort). Et les vrais héros, ce sont ces paysans qui vivent dans la vie quotidienne, dans la crasse du jour, avec les impôts, le servage, etc. Le dernier plan, d'ailleurs, est une contre-plongée tournée vers le ciel. Mais si les paysans vont de la prosternation honteuse à la glorieuse station debout, c'est exactement le chemin inverse qui attend les bandits : élevés sur leurs chevaux, ils chutent dans la poussière ou la boue.


Les Sept Samouraïs est un film unique. Il ne ressemble à aucun autre : Kurosawa s'affranchit de toute règle, prenant à différents genres, à différentes cultures, pour faire son œuvre majeure. Un peu de film de sabre, un peu de western. C'est ce mélange des influences et le génie du cinéaste qui vont faire de ce film une œuvre universelle.
Le rythme, lent, est celui de la vie quotidienne. Il permet d'approfondir les personnages et de donner cette indispensable dimension socio-historique au film.Il permet aussi aux spectateurs de comprendre qu'il assiste à un spectacle que l'on ne peut pas réduire à un simple film d'action. La qualité et l'importance des dialogues, les multiples personnages avec lesquels on sympathise au fil de l’œuvre, font des Sept Samouraïs un condensé de l'humanité.
Une fois de plus, il convient de rappeler que Kurosawa est un esthète rare. Malgré la longueur du film, chaque plan est soigné à la perfection, rien n'est laissé au hasard (j'ai lu quelque part que le tournage avait duré un an : lorsque l'on connaît le cinéaste, ce n'est pas surprenant). Et ce qui est époustouflant chez le Maître, c'est que jamais il ne sombre dans l'esthétisme vide (comme trop de cinéastes actuels). La splendeur des images n'altère jamais les sentiments ni ne glace les émotions. Il n'y a jamais de beauté vide chez Kurosawa : tout a un sens, tout est relié à l'histoire, pour la transcender.
Les Sept Samouraïs n'est pas seulement un chef d’œuvre. Ce film a abreuvé l'histoire du cinéma international, fertilisant l'imaginaire des cinéastes de par le monde. Son importance est incommensurable. On en ressort grandi, plus intelligent, plus sensible, plus spirituel, transformé par 3h20 d'une expérience esthétique et humaine unique.
Avec son sabre sur l'épaule, Toshiro Mifune a marqué la mémoire des spectateurs.
Avec son film, Akira Kurosawa a changé la face d'un certain cinéma. Définitivement.

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le 3 févr. 2016

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