Un soir de 1967, Roland Lethem vint me rejoindre dans la salle de montage d’E.G.C. que le propriétaire nous louait à un prix dérisoire à condition d’y travailler la nuit. En ce temps-là, le montage d’un court métrage s’effectuait en une nuit, au mieux en un week end, et l’on montait directement l’original inversible à la colle. Lethem avait avec lui les rushes de « SOUFFRANCES D’UN OEUF MEURTRI », le film qu’il destinait au prochain Festival du Film Expérimental. Bien sûr, il ne les avait pas encore vus.


Je ne sais ce qu’il a ressenti pendant la première vision. Moi, je ne me suis jamais senti aussi perplexe. Habituellement, la première vision du genre de films que nous tournions, faisait surgir un tas de problèmes: raccords manqués, erreurs de parallaxe, coups de jour en début ou en fin de bobine, plans flous, etc. Cette fois, le problème était surtout que les problèmes n’avaient même pas la faculté d’émerger. Les rushes semblaient une longue suite informe d’images n’ayant aucunes relations entre elles, un pur magma. A la fin de la vision, Lethem se contente de soupirer et murmure: “Bien.” Pour me donner contenance, je place le générique. Il sort un plan du chutier, me le tend et dit: ”On commence par ce plan-là.” Je place le plan sur la table et le fait défiler. Il m’indique la première image. Je coupe, je colle, nous regardons. Peu avant la dernière image, il me dit: “On coupe ici.” et me présente un second plan.


Pendant une bonne partie de la nuit, j’ai travaillé ainsi en aveugle, ce qui n’est pas, on en conviendra, la situation idéale pour un monteur. Certes, il m’arrivait plus d’une fois de discuter pour rendre un raccord plus coulant ou plus abrupt. Lethem réfléchissait, puis tranchait dans un sens ou dans l’autre. Mais j’étais incapable de faire la moindre suggestion créative. Lui, il restait imperturbable. La bande image montée, on se la visionne. Pour moi, le mystère reste entier. Il s’alourdit encore à l’écoute des sons: des incantations de sorcier indien, des vagissements de nourrissons… Le montage son commence. De nouveau, Lethem régente. J’exécute. Aux petites heures, le dernier son est placé. Pour moi, le film n’a ni queue ni tête. C’est un assemblage arbitraire et incohérent. Je n’ose regarder Lethem qui reste serein. Après une courte pause, on commence à visionner l’ensemble. Je m’attends au pire. Or, dès les premières images, je suis entraîné dans un univers obscur et visqueux que rien ne laissait prévoir et qui a ressurgi chaque fois que j’ai revu le film par la suite. Ce que Lovecraft a cherché à atteindre toute sa vie sans jamais y parvenir, ce qu’il arrive à Lynch d’effleurer parfois mais trente ans plus tard et avec une telle débauche d’efforts qu’on en souffre pour lui: l’horreur de la vie en formation, Lethem l’avait atteint comme en se jouant avec des moyens dérisoires.


C’est le souvenir le plus marquant que j’ai de Roland Lethem. Ce n’est pas le seul, loin de là. Mais beaucoup d’entre eux sont indissolublement mêlés à la grande époque de ce qu’on appelle maintenant “le cinéma belge underground” (underground? nous n’étions pas underground, le terme n’existait même pas encore). Y faire un choix ne me tente guère. Pour leur restituer leur véritable dimension, il faudrait commencer par reconstituer le cadre de l’époque. Et l’abominable nostalgie guette (notre belle jeunesse!). Et puis, il faudrait tout un livre.


jean-Marie Buchet, PBC Pictures, 2000

JosBernard
9
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le 13 avr. 2021

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