"Je vous écris d'un pays lointain..."
Je m'étais replongé récemment dans l'oeuvre de Marker avec Les statues meurent aussi, réalisé conjointement avec Alain Resnais. Film qui m'avait beaucoup plu d'ailleurs grâce à l'intelligence et à la force de son propos. Mais avec Lettre de Sibérie, le jeune cinéaste de l'époque a franchi un palier et réalisé un véritable chef d'oeuvre. J'ai rarement vu pareil documentaire. C'est poétique, intelligent, drôle et beau tout simplement. Avec une totale liberté de ton, le cinéaste nous embarque pendant une heure dans un coin reculé de l'URSS à la rencontre de paysages et de populations méconnues. Et la légèreté du film ainsi que son dynamisme peuvent surprendre au vu du sujet de départ et d'un réalisateur réputé austère (ce que je peux confirmer d'ailleurs sur les 3 autres films que j'ai vu de lui). Après je parle bien sûr d'une légèreté de ton et non d'un traitement léger. Car le film est aussi riche qu'inventif. Il ne se cantonne d'ailleurs pas qu'à son sujet d'origine et va, au contraire, aborder d'autres sujets reliés et évoquer notamment les différents rapports que nous entretenons avec les images.
Le langage visuel est quelque chose d'important dans Lettre de Sibérie car Marker les questionne souvent sur leurs significations, leurs sens, leurs interprétations, jusqu'à passer 3 fois la même séquence en changeant le commentaire. Un commentaire de départ qui vante les mérites de l'URSS, un second complètement dénonciateur et un dernier plus neutre et nuancé. Et c'est incroyable de pertinence sur le fait que les mots peuvent donner n'importe quel sens aux images. Et on retrouve toujours ce genre de réflexions dans Lettre de Sibérie. Des réflexions parsemées mais jamais alambiquées et toujours pertinentes. C'est un film vraiment remarquable d'intelligence. Puis comme je le disais précédemment, c'est vraiment inventif et drôle. Que ce soit la séquence sur les mammouths ou la fausse publicité, le caractère humoristique du film est aussi surprenant que désopilant. Et toujours inscrit dans une cohérence d'ensemble bienvenue.
Et force est de constater que le film est aussi très adroit dans ses propos et dans ce qu'il représente. Ce n'est pas un film qui a pour but de vanter les mérites du communisme soviétique ou au contraire de le descendre, tout est dans la nuance car Marker s'intéresse à 'humain avant tout. A ses coutumes, ses relations, ses occupations quotidiennes. Et le texte est remarquable: tantôt drôle, tantôt émouvant et toujours respectueux de ce qu'il filme. Et les rapprochements avec notre société occidentale sont forts, pointant du doigt notamment notre perception de l'inconnu et de ce que nous appelons le "pittoresque". J'avais aimé ce petit passage dans une ville côtière qui ressemblait aussi étonnamment aux villes nées de la ruée vers l'or. La finalité n'était pas la même mais la similitude des constructions et de sa population était vraiment cocasse. J'ai vraiment été chamboulé par ce film, preuve ultime que le documentaire c'est du cinéma. Et en l’occurrence ici du grand cinéma avec des idées à la pelle et un montage ainsi qu'une grammaire cinématographique hallucinants de maîtrise. En un seul mot: Magnifique.