Après 62 ans de mariage, les grands-parents paternels de la cinéaste Lina Soualem décident de se séparer. D’un côté, il y a la joviale Aïcha cherchant à profiter de la vie qui lui reste pour et par elle-même. De l’autre, il y a le taiseux Mabrouk poursuivant sa taciturne solitude entre le café Crescendo et le Carrefour de Thiers. Alors que la maison de famille des Soualem se vide au fur et à mesure, chacun emménage dans son propre appartement à une trentaine de mètres l’un de l’autre, dans la même cité HLM – mais pas dans le même bâtiment comme tient à le préciser Aïcha. Cette proximité impose des conditions à la liberté retrouvée de cette femme veillant, par principe patriarcal et habitude familiale, sur son ancien mari. En dehors des repas quotidiens qu’apporte Aïcha, il ne reste de leur destinée scellée par un mariage arrangée à l’âge de 15 ans que des souvenirs enfouis parcourant les histoires traumatiques de l’Algérie, en lutte contre l’impérialisme français, et de la France, en lutte contre son propre racisme systémique.
Surprise par cette séparation, Lina Soualem réinterprète ses propres souvenirs, questionne les traces de son enfance figées dans la pellicule. Derrière la joie affichée dans les VHS familiales, la cinéaste gratte le vernis afin de comprendre la trajectoire commune de ses deux grands-parents entre Laouamer (Algérie) et Thiers (Puy-de-Dôme). Elle explore un silence installé sur plusieurs générations qu’il est nécessaire d’apprivoiser alors que la mémoire se brouille lentement. « Les Arabes n’aiment pas les photos, parce qu’elles leur rappellent de mauvais souvenirs » prophétise Mabrouk, attestant qu’il s’agit surtout de ne pas regarder en face une misère douloureuse qui a façonné une vie précaire dédiée à travailler dans les « dantesques » coutelleries de Thiers (comme le précise avec une poésie de dominant.e.s le train touristique de la municipalité). Dans les archives oubliées de leur propre vie, seuls surgissent les êtres aimés disparus à l’instar de leurs parents respectifs. Ils font le choix, auto-protecteur, de ne pas se souvenir et de voir dans l’avenir le salut d’une vie « ratée au début » pour reprendre les mots d’une Aïcha déguisant son malaise, hérité d’un profond mal-être, dans un rire communicatif.
Entre Aïcha, Mabrouk et leurs enfants, un contrat tacite s’était institué : être Algérien.ne et ne pas poser de questions. Avec douceur, Lina Soualem enquête sur le mutisme qu’elle a reçu en héritage. Elle pousse délicatement ses grands-parents, et son père, dans leurs retranchements mémoriels et sentimentaux. Sans jamais forcer le discours, elle pose simplement des questions qui n’ont jamais été posées auparavant : comment être Algérien.ne alors que l’Algérie est absente et tue ? ; comment construire une identité algérienne dans le brouillard mémoriel du centre de la France ? Sa caméra déliant les langues, la cinéaste apprend que l’enfance de son père s’est fondée autour d’un mythe perpétuel du retour en Algérie (envisagé maintenant qu’après la mort). Pour ces « Algérien.ne.s en transit », la France était vouée qu’à n’être qu’une escale économique, une parenthèse dans une existence profondément algérienne. Leur Algérie, c’est celle qu’ils gardent en eux et qu’ils transmettent aux générations suivantes par un tissu communautaire porté par Aïcha.
Dans les souvenirs de la cinéaste, une salle des fêtes puydômoise s’était d’ailleurs métamorphosée en une première rencontre avec la terre algérienne. Avec sa caméra, Lina Soualem suit les fragments de cette Algérie oubliée. Elle se réapproprie un héritage qu’elle porte dans sa chair et dans son nom. Comme le déclare poétiquement son père Zinedine, le mot de passe de cet héritage n’est autre que « Soualem », un nom marqué du sort de l’exil qui se tisse un lien avec les cousins restés sur les terres d’Algérie.