Le cinéma belge nous a donné tant de noms brillants qu'on a peine à croire que sa genèse ne remonte qu'à 1965 - mon année de naissance, tiens. C'est pourtant vrai : avant cette date, pas le moindre long-métrage à se mettre sous la dent pour notre cher voisin.

C'est André Delvaux qui, donc, ouvrit le bal. Pas avec n'importe qui : Ghislain Cloquet à la lumière (Le Feu Follet, Le Trou, Mouchette, quand même ), Suzanne Baron au montage (Lacombe Lucien, Viva Maria, Mon Oncle, Les Vacances de Monsieur Hulot, quand même), Antoine Bonfanti au son (La jetée, Bande à part, quand même). Et pas de n'importe quelle façon : L'homme au crâne rasé s'avère être une oeuvre ambitieuse, qui, d'emblée ne caresse pas le spectateur dans le sens du poil. Oeuvre à combustion lente, comme la décrit si bien le site dvdclassik. Car les péripéties du film sont vite résumées :

1) Govert Mierveld, avocat enseignant dans un lycée de jeunes filles, assiste à la remise des prix puis au spectacle de fin d'année d'une classe où figure Fran, une jeune fille dont il est fou amoureux.

2) Quelques années plus tard, il assiste à une autopsie puis suit ses deux collègues où il retrouve la jeune fille, devenue femme et actrice. Il lui avoue son amour avant de la tuer, à la demande de cette dernière.

3) Il se retrouve dans un asile, où il prend conscience qu'une bonne partie de ce qu'on a vu s'est passé dans sa tête.

Une scène commune fait le lien entre ses trois moments : Govert marchant précautionneusement dans un couloir, à la recherche de Fran. D'abord à l'école, où notre homme finit par caresser l'étiquette où figure son nom. Puis à l'hôtel, où Govert hésite à toquer à la porte de l'actrice. Enfin à l'asile, où il adopte la même attitude inquiète, vérifiant dans un regard à la caméra qu'il n'est pas repéré. Jamais le professeur n'assume ses sentiments : il se place constamment sous le regard d'autrui, le spectateur tenant le rôle de la société réprobatrice.

L'adieu à la reine

On découvre Govert faisant la sieste chez lui un samedi après-midi. On le voit s'éveiller sur le visage de Fran, apparaissant dans un flash. La jeune fille est une obsession pour l'introverti, l'amoureux transi qu'est le professeur. Celui-ci a conscience de l'inexorable différence d'âge : une corbeille de bananes trop mûres nous le fait comprendre. Sa fille vient lui servir un thé mais il est déjà ailleurs. C'est le dernier jour où il pourra voir l'objet de sa passion. De quoi se faire beau : la scène chez le coiffeur est mémorable, en gros plan sur le visage de Senne Rouffaer (aux faux airs de Claude Brasseur, ai-je trouvé), avec ce vibromasseur pour crâne (!), préparant Govert à l'épreuve qui l'attend.

"Regarde-moi", intime-t-il à sa belle, qui va finir par obtempérer, mais en plan large, pour nous faire ressentir qu'il n'y a là aucun échange intense. Les discours convenus passés, sous le regard d'une mégère qui semble représenter l'interdit moral pesant sur le professeur, Govert erre dans les couloirs de l'école, gagne ensuite la salle de spectacle d'où il observe les numéros qui se succèdent du balcon. Lorsque c'est le tour de Fran de chanter il se rapproche, tente ensuite de lui remettre un livre qui n'est qu'un prétexte pour lui parler. Il n'y parviendra pas : Fran reste insaisissable.

Mortelle randonnée

On retrouve notre homme quelques années plus tard. Des années qui sont figurées par un travelling le long d'une rue. Pour oublier Fran, Govert a déménagé et a changé de métier : il est à présent clerc. Mais le destin ne va pas le lâcher : le voilà embarqué dans une expédition visant à identifier un cadavre retrouvé au bord de l'Escaut. Notons un travail du son visant à faire passer l'idée que ce qu'on voit se passe bien dans la tête de Govert : au sortir de la DS, trois portières se ferment sans aucun bruit, la quatrième fait un bruit excessif. Notons aussi deux beaux plans : une file qui évolue au milieu des tombes au cimetière, un paysage de lampadaires et de tankers vu de la voiture un peu plus tard.

La scène d'autopsie est un autre moment marquant du film : Delvaux la laisse volontairement hors champ, puisque Govert se tient à distance respectueuse du cadavre. On ne perçoit que les outils qui sont passés par l'assistant du médecin légiste, et le bruit qu'ils font. Puis les observations du spécialiste : ce corps n'est pas l'homme que l'on recherche.

Les trois hommes se retrouvent dans un hôtel à l'invitation du légiste. C'est là que Govert va croiser, par hasard, Fran. Et là que débute la question : tout cela est-il réel ou se passe-t-il dans la tête de Govert ? Mon sentiment est que tout, dans cette deuxième partie à partir de cette rencontre incluse, est imaginé par Govert Mierveld : la discussion avec ses deux collègues autour de l'âme et de la beauté, leur réservation pour un spectacle qui se joue le soir, l'achat d'une paire de chaussures jetée dans l'Escaut, la conversation, enfin, qu'il a avec Fran et qui l'amène à la tuer. Dans cette dernière, Fran apparaît comme une femme légère, qui couche avec tout le monde, y compris avec le peu ragoûtant professeur que Govert est venu remplacer. Elle se déclare amoureuse de Mierveld, qu'elle nomme Godveld, une façon de le magnifier. L'homme autopsié serait le père de Fran. Tout cela est un peu trop gros pour être réel.

Le retour à la terre

Dans la brève troisième partie, ce qui nous est montré est de nouveau réel : Delvaux le figure par des fourmis en gros plan sillonnant la terre. Mierveld signifie "champs de fourmis" en flamand, c'est donc le vrai Govert qui nous est à présent montré. En rejoignant la projection d'un film, scène qui renvoie au spectacle de jeunes filles de la première partie, notre homme voit apparaître sur une pub la jeune femme. Elle est donc vivante, ce que lui confirme le directeur - qui constate ainsi que Govert est sorti de sa folie. Le voilà sauvé, reconnecté au réel (grâce au cinéma !), qui prend la forme d'un bout de bois taillé pour s'insérer dans une chaise. Comme lui, Govert s'est réinséré dans la société.

* * *

Qu'on accroche ou pas au rythme lent et au ton semi onirique de ce long-métrage, on lui concèdera une belle singularité. De quoi insuffler un élan pour ceux qui suivront : Chantal Akerman en premier lieu, dont le cinéma a quelques accointances avec ce film, les parfois inspirés Lucas Belvaux et Joachim Lafosse, les anars Felix Van Groeningen et Rémy Belvaux (que d'assonnances avec Delvaux !), les burlesques Abel & Gordon, le prometteur Lukas Dhont. Et puis, bien sûr, les frères Dardenne, au ton plus réaliste. On se gardera d'attribuer le mérite de toutes ces fortes personnalités au seul André Delvaux. A tout le moins son acte fondateur engageait-il les choses dans une direction féconde.

7,5

Jduvi
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le 31 oct. 2022

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