L'ampleur de ce documentaire au très long cours et le tragique inexorable de sa trajectoire en font un moment très intense, très émouvant, extrêmement percutant. Jon Alpert a suivi pendant plus de trois décennies trois personnes de Newark, dans le New Jersey, appartenant à un même cercle de connaissances. Trois camés jusqu'à l'os, trois histoires de misère asphyxiante comme seule la réalité sait en produire, trois paumés pris dans l'engrenage de l'addiction et toutes ses conséquences — à commencer par l'argent à trouver pour satisfaire leur appétence pour les drogues les plus dégueulasses qui soient, héroïne en tête.
Le lien qu'Alpert est parvenu à tisser avec Rob, Freddie et Deliris est d'une valeur inestimable car la complicité avec la caméra saute aux yeux dès les premières images et ne la lâchera pas pendant deux heures, permettant d'établir une relation incroyablement saine du point de vue du documentaire. Une relation qui permet de capter absolument tout, sans filtre, sans entrave, et de s'immiscer dans ces communautés partagées entre l'illégalité et la pauvreté, et surtout ravagées par la drogue dans les années 80 et 90, avec tout ce que cela peut laisser supposer en matière de déchéance, de maladie, de soumission et de souffrance.
Life of Crime 1984-2020 est à ce titre un documentaire génial, passionnant, mais extrêmement dur, permettant une immersion totale dans les cercles vicieux caractéristiques de l'addiction aux drogues dures et à la violence conséquente, du genre de ceux dont il devient quasiment impossible de s'extraire. Un film à réserver à un public averti, aussi, car on ne compte plus le nombre de seringues injectées au creux du bras (voire même dans la nuque quand on ne trouve plus de veine accessible, dans la lignée gore du documentaire Dope Sick Love), et on est régulièrement exposé à des drames familiaux largement insoutenables — pour terminer de la plus violente et la plus triste des manières, Freddie Rodriguez, Robert Steffey et Deliris Vasquez étant tous les trois morts dans des conditions au choix tragiques ou abominables.
En observant près de 40 ans de ces tristes existences, il est difficile de ne pas être ému par le sort de ces trois personnes que l'on voit grandir, vieillir, et subir les ravages physiques de l'abus de drogues. Entre les vols qu'ils commettent, les substances qu'ils dealent et la prostitution qu'ils consentent, ils auront en outre passé la plupart de leur vie en prison. On veut croire de temps en temps, au fils des ellipses, à une possible rémission, mais le sort s'acharne et la misère s'accumule, avec le sida en prime pour compliquer un tableau déjà bien garni en horreurs de toutes sortes. On repense aux enfants de Deliris qui savent comment identifier des traces de piqure sur les bras de leur mère, pour vérifier qu'elle n'a pas replongé, on repense à Rob qui semblait rentré dans le droit chemin avant qu'il ne soit licencié (son employeur ayant découvert son passé en prison), on repense à Freddie cherchant désespérément un endroit stable pour se ressaisir, contraint par son conseiller de probation de rester dans un hôtel hors de prix plutôt que dans un taudis rempli de junkies.
Et quelques fragments qui resteront longtemps, comme Rob avouant au sujet des vols qu'il commettait quand il était jeune "I'm always afraid but it beats minimum wage, and I gotta eat", lui qui mourra d'une overdose dans sa cuisine, pourtant en pleine rédemption et sur la voie de la sobriété, et dont on retrouvera le corps longtemps après sa mort. Triste à pleurer, tout comme la mort de Deliris en pleine pandémie et celle de Freddie en pleine galère.
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