La marcheuse
Dans son premier film, le réalisateur Andreas Horvath a fait le pari audacieux de transposer l'histoire de Lillian Ailling dans notre époque. Cette quête folle de rejoindre à pied la Russie depuis...
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le 15 janv. 2020
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Dans la multitude de jolies sorties ciné en ce 11 décembre 2019, Lillian, d’Andreas Horvath, est une œuvre à part, d’une immense beauté. Présenté en mai dans la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, ce film mérite toute notre attention.
Lillian Alling était une immigrante russe aux États-Unis qui, dans les années 1920, a tenté de retourner à pied de New York à sa Russie natale en passant par le détroit de Béring. On sait qu’elle ne parlait pas anglais et n’avait pas d’argent. Bien que peu de choses soient connues sur son voyage épique de New York à l’Alaska, il a inspiré des livres, un opéra, une page Wikipédia et maintenant ce long métrage d’Andreas Horvath. Sur la base de cette histoire vraie, le photographe et réalisateur autrichien, qui a remporté d’importants prix pour plusieurs documentaires, construit un roadmovie énigmatique et magnétique. Né à Salzbourg, Horvath s’était déjà laissé fasciner par le Midwest américain dans son documentaire This Ain’t No Heartland, qui a remporté le Grand Prix au Chicago International Film Festival en 2004. C’est une véritable odyssée contemporaine cette fois-ci qu’il nous propose, inspiré dans son traitement, confie le réalisateur, par les peintres Pieter Bruegel et Caspar David Friedrich et les films de Werner Herzog. Nous faisons ainsi la rencontre, de Lillian, au début de l’histoire, une trentenaire aux pommettes hautes et aux traits classiques, dans le bureau new-yorkais d’un producteur de films pornos. Le visa de la jeune fille a expiré et elle n’a ni numéro d’identification fiscale, ni assurance. Il ne peut donc pas l’embaucher. « Retourne en Russie, c’est le pays de toutes les opportunités », lui conseille-t-il alors. Elle le prend au pied de la lettre et dans le plan suivant, nous la voyons déambuler déjà dans les rues de Big Apple. Elle entre par effraction dans une maisonnette dans les bois, y trouve un pot de boulettes de fromage et une carte des États-Unis… c’est le début du voyage. Elle entreprend le retour chez elle, traversant plusieurs états, sans se soumettre aux éléments, à la faim ou à l’inclémence d’un paysage aussi changeant que la société qui l’habite. Lillian devient alors un essai sur la solitude et la détermination, avec l’Amérique profonde comme toile de fond. On découvre ainsi une autre face rurale des États-Unis, bien loin des grandes villes qui peuplent nos imaginaires d’occidentaux.
Sa Lillian d’aujourd’hui est interprétée avec beaucoup de cran et de talent par la photographe et artiste visuelle Patrycja Planik. Une performance d’actrice puisqu’elle ne dit pas un mot pendant tout le film, la forçant à se consacrer à une tâche interprétative exigeante basée sur le silence et le confinement expressif. C’est un rôle qui mettrait à l’épreuve le courage d’actrices beaucoup plus expérimentées, mais Planik relève le défi avec brio et une sorte de naïveté qui lui va merveilleusement bien. Au fil des kilomètres, elle se nourrira de ce que l’on peut appeler les déchets du rêve américain, une hyper abondance d’une société indifférente à l’étranger. Et Horvath la filme ainsi, en toute simplicité, son corps habillé ou à moitié nu, sous la chaleur ou la pluie, parfois juste son visage face au paysage.
Entre Seul au monde et Into the Wild, mais façon Strip-Tease ou National Geographic, tout en étant un lointain parent de All Is Lost de JC Chandor, Lillian est un film puissant qui se construit d’abord dans la sobriété, et parfois dans une forme d’élévation naturelle trouvant ainsi un juste équilibre entre solennité et grandiloquence. Si des questions logiques se posent… Qui est-elle ? Qu’est-ce qu’elle cherche ?… le film choisit précisément de n’y apporter aucune réponse. Il raconte simplement son voyage éreintant sur les routes désertes et solitaires, à travers des paysages d’une beauté époustouflante, les rares sons d’émissions radiophoniques de stations locales et quelques rencontres humaines qui ne vont jamais très loin. Lillian se tait car elle ne parle pas anglais, mais aussi par autoprotection, pour ne pas être reconnue comme une fugueuse. Elle pressent que même les tentatives d’aide bien intentionnées pourraient lui être dangereuses.
La Lillian originale n’a sans doute pas eu l’occasion de se préparer aussi facilement, mais on peut espérer qu’elle aura rencontré des étrangers plus charitables. Peu de gens finalement dérangent cette fille, mis à part un caricatural redneck dans sa camionnette (joué avec un réalisme effrayant par le directeur de production Chris Shaw)… pas même une bande de motards ; presque tous regardent ailleurs pour ne pas voir sa pauvreté et ses besoins. On comprend d’ailleurs, que les habitants eux-mêmes d’une petite ville semblent envisager un avenir sombre après des inondations soudaines ou le risque d’un futur gazoduc qui menace leur réserve. Il y a tant de fermes abandonnées avec leurs toits qui tombent sur cette route vers ce qui pourrait devenir la liberté…
Lillian est certes un personnage mystérieux, mais Horvath fonde son voyage comme une marche dans les problèmes du quotidien. Elle dort dans des tuyaux de drainage et sous des viaducs quand il n’y a pas de maisons vides ; elle mâche un épi de maïs cru dans le champ d’un agriculteur ; elle vole une pastèque à une foire agricole où se déroule un concours de stock-cars ; elle se lave dans les toilettes publiques d’une station-service. Quand elle a ses règles, elle nettoie sa culotte dans une rivière… En route, elle souffre de chaleur et de froid, de faim et de soif. La bande son de Horvath devient alors sinistre et menaçante. Mais elle marche encore et toujours à travers le vide métaphorique de l’Amérique et les acclamations omniprésentes de ces animateurs radio de troisième zone qui commentent les grands thèmes de la vie : le temps, le sport, l’argent. Les panneaux de signalisation indiquent : « Sourie ! Ta mère a choisi la vie », « Les filles ne font pas d’auto-stop » ou encore « Où est ta famille ? », quand ils n’évoquent pas les larmes d’une route où plusieurs filles ont disparu… La formation documentaire de Horvath le protège d’en dire davantage, ce qui serait de toute façon superflu et néfaste.
Son seul contact avec la loi sera finalement une rencontre plutôt sympathique et drôle avec un shérif du Nebraska qui entend parler de la marcheuse sur sa radio. Il vient la contrôler, utilisant la technique classique des mains sur le capot pour, finalement, la conduire à la frontière du comté et lui donner quelques conseils bien intentionnés pour une fille voyageant seule. Puis il lui offre sa propre veste de shérif en cuir – ce qui sera le plus grand acte de générosité envers la jeune Lillian de tout le film. Au fur et à mesure que son voyage progresse dans le froid du nord et que l’hiver arrive, le mystère de la nature se transforme en quelque chose de presque métaphysique. Ses yeux reflètent les lumières vertes clignotantes des aurores boréales dans une scène poignante qui invite le spectateur à la réflexion. Le cinéma de Horvath est tout simplement éblouissant et spectaculaire – de la vue générale des montagnes Rocheuses à un orage furieux perçu de l’intérieur d’une voiture-poubelle. La musique est aussi subtilement utilisée.
Une œuvre exigeante qui marquera le spectateur et qui pourra aussi inspirer une réflexion plus poussée sur nos sociétés et leurs rapports à celles et ceux qui n’ont rien, marchent, cherchant un avenir juste possible, ou fuient plus simplement encore pour survivre…
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le 12 déc. 2019
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