J'admire la capacité de Wim Wenders à capter l'essentiel avec trois fois rien, à poser un regard d'une clairvoyance lapidaire sur son époque par la simple allusion et sans avoir recours aux formes narratives traditionnelles, au beau milieu des années 90 : il est hors du temps.
Du temps, il en sera d'ailleurs question dans Lisbonne Story, puisque le personnage principal (interprété par Rüdiger Vogler, déjà double du réalisateur dans Alice dans les villes) en devient la matière : il erre dans les rues de Lisbonne à la recherche désespérée de quelque chose d'aboli, de perdu, rendu désuet par le temps, rouillé par le flot des décennies.
Wim Wenders pose ici la question de la mémoire, et bien que son histoire se déroule au Portugal, l'on sent qu'elle aurait pu prendre place dans n'importe quelle ville d'Europe. Le film sort en 1995, le Mur est tombé depuis six ans, ouvrant la voie à une Europe enfin réunifiée. L'allemand Winter constate la disparition des frontières qu'il peut maintenant franchir librement : Une grande nation, ma terre natale, dira-t-il, constat enjoué qu'il tente de capter, un caméscope posé sur le tableau de bord de sa voiture. Ici, les langues ne sont plus un obstacle à la communication des peuples frères tant que l'on peut baragouiner en un mélange d'anglais, de portugais, de français ou d'espagnol : un brassage continue d'idiomes maladroit.
A l'heure de l'ultra-mondialisation, Winter cherche l'authentique d'une ville presque fantôme (à moins qu'il ne soit lui-même un spectre ?), errant dans les rues lisbonnaises nimbées de soleil en quête de quelque chose dont il ignore lui-même le nom. Encore une fois, les mots semblent avoir perdu de leur impact, et leur signification réside dans l'ineffable, dans ce qui ne saurait être dit.
Ainsi, la rencontre attendue – motivation première de l'histoire – avec son collègue réalisateur, qui lui a expressément demander de faire le voyage, n'arrive que dans le dernier quart du film : ce même réalisateur désormais retranché dans l'obscurité d'un studio miteux où s'entassent des rouleaux de pellicule destinés à n'être vus de personne. L'idiot sur la colline, le poète maudit.
Même les images mouvantes, tournées en muet à la manière d'un Lumière ou d'un Vertov – censées capter la ville en son cœur – ont perdu de leur force : le documentariste, l'illusionniste, l'artiste s'est résigné, il n'y a plus rien qu'il puisse faire pour rendre honneur à la vérité. La vérité, quelle est-elle ? L'instant n'est-il pas déjà plus quand la caméra vient l'immortaliser ? Existe-t-il en dehors de l'image ? Ou grâce à elle ? Déjà, on ne sait plus dissocier réalité de mise en scène.
Les images sont vaines, et, à l'heure des blockbusters conformes, on ne sait plus voir. Que reste-t-il à montrer qui n'ait déjà été montré ? qui n'ait déjà été biaisé par l’œil du cinéaste ? Alors on privilégie le son comme intermédiaire, car lui n'a pas à voir pour transcrire, il rend compte – sans trucage – de la cause et de l'effet immédiat, que les yeux mêmes ne sauraient voir (cf la séquence de bruitage avec les enfants, qui s'amusent à reconnaître le galop d'un cheval et la peur d'un cowboy au froissement de ses bottes sur le sable).
Le cinéma est-il mort ? Wim Wenders, quand il pose cette question désespérée et amère sur le ton solaire de l'apesanteur, vient poser l'ultime question d'un art qui célèbre alors son centenaire : a-t-il gardé intact la force de ses premiers jours ? A-t-il, lui qui pourtant le combat dans son essence même, été à son tour rattrapé par le temps ? Tant qu'il y aura des hommes, tant qu'il y aura des gosses pour s'émerveiller, l'Histoire ne saurait l'écraser, elle dépassera ses limites, à lui aussi...
Un grand film de cinéma, plus encore, un grand film sur Le Cinéma.