"Au cinéma, tout est toujours plus beau"
Je découvre enfin l'oeuvre de Jacques Demy avec des yeux d'adulte et non plus des yeux d'enfants, qui furent émerveillés par Peau d'âne dont je ne garde que peu de souvenirs, tous excellents, ou des yeux d'ado, qui médirent des Parapluies de Cherbourg ou des Demoiselles de Rochefort (qui auront bientôt droit à une vision juste et plus objective).
Lola donc, film restauré récemment et que je vis l'autre jour au cinéma avec quelques amis. Et ce fut un enchantement, une splendeur et un émerveillement de chaque instant. J'ai commencé le film avec mes yeux d'adulte, je l'ai fini avec des yeux de grand enfant, embués de larmes de joie et de nostalgie, le sourire, béat, aux lèvres, et l'ivresse dans le cœur. La dédicace initiale à Max Ophüls est tout sauf anodine : le film est d'une légèreté qui peu à peu s'assombrit, d'une grave légèreté donc, où la beauté ineffable du cinéma est peu à peu contaminé par la dureté et la nostalgie amère de la vie réelle et des passions humaines.
Ophülsien, le film l'est très certainement : tout y est circulations, cercles, paraboles, trajectoires et retours. La caméra et le script suivent d'abord un jeune homme, puis Lola, puis un américain, puis une enfant, etc. Sans cesse nous changerons de personnages, le plus souvent lorsque l'un d'entre eux croisera un autre. Comme dans La Ronde. Mais comme dans Madame de, nous suivons aussi des objets, des motifs, des mots et des gestes répétés. Une trompette, une histoire racontée, une personnage ou un costume aperçu sont d'autant de moyens de créer des liens. Plus subtil encore, et la grande force d'un scénario absolument brillant, le récit opère des retours métadiscursifs assez vertigineux : Deux Cécile, deux américain, une vraie, une altérée, un vrai, un converti. Au milieu, un beau jeune homme croise et traverse ce beau monde : sa Cécile à lui s'appelle désormais Lola, la nouvelle Cécile prend un tournant, certes irréfléchi et immature, dans sa vie de jeune fille après sa rencontre avec un marin américain, le jour de ses quatorze ans, tout comme Lola était tombée amoureuse de Michel, déguisé en marin puis parti faire fortune aux Etats-Unis.
Outre les merveilles du scénario, rendons justice aux dialogues ébouriffants, presque chantant et qui annonce par bien des aspects le futur de la collaboration Legrand / Demy. La musique jazz se mêle aux tourments lyriques entêtants de la 7e de Beethoven ou à la fugue du Clavier bien tempéré de Bach pour la séquence du manège, merveille d’ambiguïté et de candeur sur le fil de la perversion. Le film est résolument moderne, osé : on y parle de "coucher avec", les femmes sont fortes et libres, mais elles se donnent à des hommes qui les désirent ardemment. Le cabaret est montré avec humour mais sans fard comme un lieu de débauche grivoise et joyeuse, un homme fréquente semi-innocemment peut-être une jeune fille peu farouche, une veuve d'un âge mûr drague ouvertement le beau jeune homme qui a croisé sa route... Et puis il y a Lola, la belle Lola, belle et triste, minaudière et ravissante, fardée mais pourtant si peu artificielle. Sous le maquillage et les sourires on devine dans les yeux ou les quasi grimaces une infinie tristesse, un abîme d'errance et de solitude. Elle est une mère aimante, une femme moderne mais une amande fidèle qui ne cède aux hommes que s'ils lui rappellent son amour de toujours qu'elle attend patiemment et retrouvera à la fin. Elle le dit clairement à son soupirant américain, elle le dit encore plus froidement à Roland, son amoureux éploré.
Ce même Roland qui sera au final le personnage qui échoue : plus de travail, plus de voyage, plus de bonheur, plus de Lola, pas de veuve ou de jeune fille. Sa langueur, son ennui et sa mélancolie colorent le film de teintes émotionnelles réalistes et inattendues, et le final, s'il est heureux pour Lola, serre le cœur violemment lorsque la solitude de Roland éclate durablement : Lola, le voyant marcher seul sur le port, se retourne un instant, mais se détourne à jamais. Tout Demy est contenu dans cette savante élaboration de merveille et de tristesse, d'ivresse et de mélancolie.
Mais il y a plus encore. La position de ce film est singulière au sein de la production de l'époque : la mode est à la nouvelle Vague et tout dans ce film respire cette tendance : la production par Georges de Beauregard, les images superbes de Raoul Coutard (chef op chez Godard), le film tourné en décors naturels, les séquences en prise de son directe, l'influence du cinéma américain (la brève intrigue de polar, la séquence chantée qui annonce les grands musicaux de Demy / Legrand), la mobilité de la caméra, la modernité du récit, le romanesque très truffaldien... C'est Varda, figure éminente de la Nouvelle Vague, et future épouse de Demy, qui restaure d'ailleurs le film aujourd'hui. Mais pourtant, Lola n'est pas un film de la Nouvelle Vague : il est un ravissant pas de côté par rapport à cette production d'époque que l'on sent admirée du cinéaste et dont le film fut également respecté, mais son approche manifeste plus qu'une réflexion politique (Godard) ou esthétique (Truffaut), une distanciation lyrique et comique : son traitement du cinéma américain en est révélateur, il catapulte et expédie en deux temps, trois mouvements son abracadabrante histoire de trafic de diamants. Par ailleurs, la référence à Ophüls, et donc à ce qui se faisait de mieux en terme de cinéma français avant la Nouvelle Vague (cinéaste vénéré mais pourtant classique, comme Renoir), n'est pas anodine de l'inspiration classique du film de Demy, et le clin d’œil va jusqu'à renommer sa Cécile, Lola, comme Lola Montès.
Étourdissant cocktails d'émotions et de sensations, brio dans la réalisation et techniquement presque irréprochable, ce film gravement léger est un enchantement intelligent et vibrant, qu'un dialogue éblouissant résume à lui tout seul :
"Au cinéma c'est toujours plus beau !
- C'est la vie c'est pareil..."
Voilà, la messe est dite : le cinéma c'est la vie, la vie c'est le cinéma, les deux s'imprègnent, se magnifient, font rêver, chanter, rire et pleurer. Demy ne cessera de le filmer après Lola, où son amour pour la Bretagne, les villes portuaires, l'Amérique, le jazz, les chansons, les marins et les filles est déjà nettement visible. Anouk Aimée est magnifique, son partenaire n'est pas mal non plus, et la tristesse qui l'emporte peut-être sur la joie à la fin n'a pas de prise sur la beauté du film, de ses interprètes : toutes les femmes et tous les hommes sont beaux et aimables chez Demy. La chanson de Lola est mémorable, vestige de la comédie musicale qu'aurait dû être ce film. Chef d'oeuvre, et puis c'est tout.